Il était une fois un jeune homme que l’on força à danser de trop nombreuses fois, pendant de trop nombreuses années. Par esprit de revanche, et surtout parce qu’il n’aimait vraiment pas ça, il se jura un matin de ne plus jamais danser.
J’ai croisé cet homme il y a quelque temps, à l’occasion de grandes fêtes de printemps. Cela faisait plus de vingt ans qu’il refusait toutes les invitations, tantôt se dérobant, tantôt expliquant sa démarche, tantôt répondant un joli “non merci” d’une voix claire, selon qui lui proposait de l’accompagner sur la piste de danse. Je ne l’ai pas invité. Il n’a pas bougé.
J’ai dansé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Quand les danseurs essoufflés sont rentrés dormir, quand les dernières notes ont été exhalées d’instruments bien fatigués, il restait seul, parfaitement éveillé dans le silence encore bourdonnant. Nous avons parlé et ri jusqu’au matin.
Je l’ai souvent revu, immobile en bord de piste et pourtant si présent. J’ai continué à danser jusqu’aux fins de soirée, sans jamais le forcer à me suivre, et j’ai pris l’habitude de prolonger l’ivresse de ces nuits à ses côtés, à palabrer sans trêve jusqu’à ce que le ciel pâlisse.
Ses mots me suivaient puis prenaient les devants. Ils avançaient de quelques pas puis s’éloignaient pour me laisser de la place. Ils m’entraînaient d’un côté, de l’autre, laissaient ma tête sans dessus dessous tant ils étaient vifs et rythmés. Puis tout se calmait, le temps de reprendre nos esprits, d’écouter nos échos s’entrecroiser, se réorganiser, s’ajuster. Et de nouvelles salves fusaient, se répondaient, tournaient dans l’air électrique avant de rouler à nos pieds, foudroyées.
De nuit en nuit, depuis cette époque, l’homme enchaîne les pas, adapte son rythme à ma musique, me guide dans son univers, pirouette, s’efface pour mieux revenir où je ne l’attends pas.
Il valse et tourbillonne mieux que le meilleur des danseurs. Sans même le savoir.