Le danseur malgré lui

Il était une fois un jeune homme que l’on força à danser de trop nombreuses fois, pendant de trop nombreuses années. Par esprit de revanche, et surtout parce qu’il n’aimait vraiment pas ça, il se jura un matin de ne plus jamais danser.

J’ai croisé cet homme il y a quelque temps, à l’occasion de grandes fêtes de printemps. Cela faisait plus de vingt ans qu’il refusait toutes les invitations, tantôt se dérobant, tantôt expliquant sa démarche, tantôt répondant un joli “non merci” d’une voix claire, selon qui lui proposait de l’accompagner sur la piste de danse. Je ne l’ai pas invité. Il n’a pas bougé.

J’ai dansé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Quand les danseurs essoufflés sont rentrés dormir, quand les dernières notes ont été exhalées d’instruments bien fatigués, il restait seul, parfaitement éveillé dans le silence encore bourdonnant. Nous avons parlé et ri jusqu’au matin.

Je l’ai souvent revu, immobile en bord de piste et pourtant si présent. J’ai continué à danser jusqu’aux fins de soirée, sans jamais le forcer à me suivre, et j’ai pris l’habitude de prolonger l’ivresse de ces nuits à ses côtés, à palabrer sans trêve jusqu’à ce que le ciel pâlisse.

Ses mots me suivaient puis prenaient les devants. Ils avançaient de quelques pas puis s’éloignaient pour me laisser de la place. Ils m’entraînaient d’un côté, de l’autre, laissaient ma tête sans dessus dessous tant ils étaient vifs et rythmés. Puis tout se calmait, le temps de reprendre nos esprits, d’écouter nos échos s’entrecroiser, se réorganiser, s’ajuster. Et de nouvelles salves fusaient, se répondaient, tournaient dans l’air électrique avant de rouler à nos pieds, foudroyées.

De nuit en nuit, depuis cette époque, l’homme enchaîne les pas, adapte son rythme à ma musique, me guide dans son univers, pirouette, s’efface pour mieux revenir où je ne l’attends pas.

Il valse et tourbillonne mieux que le meilleur des danseurs. Sans même le savoir.

Pour un rock avec toi

Pour un rock avec toi, je serais prête à arrêter le chocolat pendant deux semaines, courir un dix kilomètres, ne pas sortir pendant un mois, faire une nuit blanche en pleine semaine, marcher pieds nus sur des graviers, dormir une nuit avec un moustique affamé sans essayer de le tuer, faire la vaisselle à la main pendant six mois, allumer un cierge dans une église, manger en entier un yaourt de soja sans faire de grimace, demander mon steak “bien cuit” au restaurant, écouter en exclusivité l’album de Samy Naceri, passer un week-end au Mans, me prendre une cuite au rhum-orange, m’habiller en rose bonbon et rouge pétant ou essayer le parapente.

Je ferais tout ça et plus encore pour que tu aies la force de sauter sur tes guibolles, d’enchaîner les passes en gardant le rythme et l’équilibre, de me faire virevolter comme au temps de notre rencontre. J’accepterais sans hésiter de ralentir le tempo, de passer au blues ou au slow, voire de revenir à la valse écossaise pour retrouver notre connivence sur la piste de danse.

Et s’il faut attendre que tu t’étoffes un peu, que tu reprennes tes marques dans la foule, ou tout simplement que tu aies envie de m’accorder le prochain morceau, et bien j’attendrai. Pour danser à nouveau avec toi, je serai patiente comme jamais encore.

Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.

Marine

Dans sa robe marine, elle tourne, tourne, sans plus vouloir s’arrêter. Elle valse, rocke, danse tout ce qu’elle peut sans jamais se soucier de son partenaire. Qu’elle l’épuise et elle en prendra un autre, plus frais, qui saura prolonger sa transe toute la nuit.

Sa robe, droite et légèrement pincée, ne tourne pas, ne se soulève pas, n’accompagne pas son mouvement. Ce n’est pas l’artifice qui la rend belle, pas le détail qui la sublime. Elle n’en a pas besoin. Ce qu’elle dégage dans sa soif de vie est tellement puissant qu’à la fin de la soirée, bien peu sont capables de lui donner un âge ou simplement de dire si elle est belle à se damner ou un véritable laideron. Peu importe.

Increvable, elle tourne et tourne encore, jusqu’à ce qu’au petit matin sa robe droite reprenne le dessus et l’oblige à rendosser sa vie sage de jeune mère au foyer.

Quand la musique s’arrête, tourne la cassette

Un pas de danse pour exploser de joie, laisser le corps vibrer au rythme d’enivrantes sensations, exprimer au mieux le plaisir. D’être vivant, de se mouvoir, de partager, d’aimer.

Un pas de danse pour oublier la tristesse, expurger la colère, apaiser les tensions, reprendre du poil de la bête. Défier les circonstances. Choisir la vie, l’énergie, le bien être, l’intensité.

Puis la musique s’arrête. Il est temps de rentrer, de raccrocher la carapace de sourires au vestiaire ; les carrosses redeviennent citrouilles. Les vieux compagnons réapparaissent toujours. Le vide et son fidèle acolyte, l’insidieux sentiment de n’être rien, inutile, encombrant et déplacé, pointent encore une fois le bout de leurs nez. Rappellent que malgré tout, il seront là, quelque part, derrière nous. N’attendant qu’un temps de silence un peu plus épais que les autres, une seconde d’inattention dans les efforts constants pour les semer, pour, finalement, faire valoir leurs droits.