Il est seize heures ce dimanche, le campus sera désert. Mon sac est prêt, je me mets en marche. Je sais exactement ce que je dois faire, je ne perdrai pas une minute. Arrivée devant les grilles, le portail est verrouillé. Je m’en doutais. Pas de problème, je connais un passage où la barrière est un peu moins haute. Personne pour me voir, j’escalade, enjambe et saute pour me réceptionner derrière un arbuste. C’est bon, je suis à l’intérieur. Je dois maintenant longer la barrière jusqu’à sortir du petit bosquet.
Une fois que j’ai rejoint l’allée, je me dirige rapidement vers le bâtiment que je cherche. J’ai suivi toutes mes études supérieures sur ce campus. En cinq ans, j’ai découvert tous les raccourcis, les passages entre les bâtiments qui communiquent ; je sais que les portes sont récalcitrantes et j’ai appris lesquelles je dois pousser ou bien tirer, lesquelles sont bloquées et n’ont jamais été réparées. Je pourrais arriver à destination les yeux fermés.
Devant le bâtiment, j’hésite. Généralement, les portes sont fermées le week-end. En revanche, en passant par le côté, il arrive parfois qu’une porte reste ouverte. Le verrou magnétique est défectueux et personne ne l’a encore signalé. Je tente, ça marche, j’entre.
Le bâtiment est vide. Mes pas résonnent, les portes grincent, j’ai l’impression qu’on m’entend à cinq cent mètres. Passées les premières portes coupe-feu, je vois de la lumière dans une partie de couloir. Je ralentis, fais moins de bruit et me rapproche pour vérifier s’il y a quelqu’un. Autant savoir de suite si je suis seule ou non pour mener à bien ma mission du jour. Pas un bruit, tous les bureaux sont fermés, personne. Quelqu’un a sans doute oublié d’éteindre en partant vendredi.
Arrivée dans le couloir qui m’intéresse, je cherche à tâtons les clés dans un placard. Elles y sont. Je regarde le trousseau dans la pénombre, sélectionne la clé à étiquette verte. Elle ne rentre pas dans la serrure. Instant de panique. Depuis la dernière fois que je suis venue, le code couleur aurait changé? J’essaie alors les autres clés, espérant ne pas rester bloquée là. Troisième tentative, la clé bleue entre et tourne normalement. Ouf. Je repose alors les clés dans le placard, entre dans le bureau, referme la porte derrière moi et allume l’ordinateur. Je tape sans hésiter le code me permettant d’accéder aux données. Tout se déroule comme prévu. Je sors un disque dur de mon sac, le branche sur le PC et lance le transfert de données. Temps d’attente estimé à une heure et demie. Parfait, pile le temps d’exécuter les quelques manipulations qui m’intéressent. Je ressors du bureau, referme précautionneusement la porte à clé derrière moi et me rends dans l’autre aile du bâtiment.
Sur le trajet, je songe aux circonstances qui m’ont amenée ici. Étudiante, j’ai passé cinq ans de galère sans argent. Des petits boulots, de grosses économies m’ont permis de financer mes études et m’ont beaucoup marquée. Mais aujourd’hui, je ne suis pas là pour ça. Je gagne ma vie à présent. Et j’opère pour mon compte, pour faire avancer mes propres expériences.
Une fois dans le laboratoire, j’ai un doute sur l’emplacement des produits que je cherche. J’ouvre quelques placards, fouille en essayant de ne rien déranger. Et je trouve enfin. Choléra-toxine. Facteurs de croissance. Un flacon d’insuline. Un peu plus loin, j’avise la bouteille d’éthanol absolu. C’est ce qu’il me faut pour diluer ces réactifs. J’entre dans une salle sécurisée. Personne n’y vient le week-end, je serai tranquille. J’enfile une blouse, des gants, des sur-chaussures avant d’entrer. Pas besoin d’allumer la lumière, il fait encore jour et la fenêtre donne plein sud. Brièvement, une pensée m’interpelle. S’il m’arrive quelque chose, personne ne le saura avant une bonne vingtaine d’heures. Je hausse les épaules. Le risque est minime. Après tout, je sais ce que je fais, mes gestes sont sûrs.
Je prépare donc les solutions dont j’ai besoin, rapidement mais sans précipitation, cela ne sert à rien. Je me surprends même à fredonner. Je me sens bien. Je me rappelle les heures passées à me balader, à arpenter de long en large et à toute heure le parc universitaire. Des salles infos aux toits des bâtiments, des sapins à la mare aux canards, je connais chaque mètre carré de ma fac. Sitôt les cours finis, les jeux de cartes ou le ballon de foot jaillissaient pour retarder coûte que coûte le moment de rejoindre nos petites chambres et de travailler. Si je termine vite ce que j’ai à faire ici, je pourrai peut être retourner y faire un tour, boire un café à la cafèt’ en souvenir du bon vieux temps. Et regarder les jeunes jouer au baby-foot. Ah non, le dimanche, ce sera fermé. Les week-ends déserts dans cette ville étudiante me reviennent en plein face. Les écureuils et les lapins pour seuls compagnons. Les films avalés avec une certaine impatience en attendant que le dimanche soir repeuple la cité U. Et que ça reparte pour une nouvelle semaine de cours et de soirées.
Perdue dans mes pensées je ne vois pas le temps passer. Voilà que déjà, deux heures ont filé. J’ai terminé toutes mes affaires. Je range chaque flacon à sa place exacte avant de rejoindre le bureau. Le transfert de données vers le disque dur est lui aussi achevé. Je n’ai plus qu’à tout remettre en ordre et à quitter les lieux.
Un bruit attire mon attention. Grincement de porte, pas dans le couloir. Mince, j’ai oublié de refermer le bureau. Les pas se rapprochent, je me tourne vers la porte et prépare mon sourire, le cœur battant. Le vigile me demande s’il y a un problème et ce que je fais là, comme je pouvais m’y attendre. Ma réponse est prête. La vérité devrait faire l’affaire.
“J’avais deux, trois trucs à finir avant demain, je suis passée faire une sauvegarde de mon travail de thèse et un traitement de mes cellules en culture, mais j’allais justement partir.”
Le vigile hoche la tête. Je ne suis pas la première thésarde qu’il voit comme ça venir travailler le week-end.
“- Votre directeur de thèse est au courant que vous êtes là?
– Oui, oui, je lui ai dit vendredi que je passerais dans la journée.”
Il sait bien que je ne serai pas la dernière non plus, mais il se sent obligé de me faire un brin de morale, juste au cas où je ne sois pas déjà avertie.
“-Pour aujourd’hui, ça ira mademoiselle, mais la prochaine fois, n’oubliez pas d’appeler la sécurité pour prévenir de vos heures d’arrivée et de départ. En cas d’accident, vous aurez plus de chances d’être secourue.”
Sourires, bonsoirs, je rentre chez moi, le cœur léger. Pas à pas, mon travail de recherche avance et tout est prêt pour mes expériences de demain.