2h07, je descends le rideau de l’épicerie 7J, je le cadenasse soigneusement, puis, comme chaque soir, j’éteins l’enseigne, entérinant la fermeture. Après 8h passées derrière le tiroir-caisse, à faire de la mise en rayon ou des mots croisés, je respire à pleins poumons l’air frais d’octobre. La lune est pleine, mais j’ai du mal à appréhender la quantité d’étoiles avec les lampadaires allumés. Je marche lentement, savourant les mouvements souples et nonchalants qui me ramèneront chez moi. Au passage piétons, je m’arrête, attendant le feu vert, juste pour le plaisir d’une pause alors que la rue est déserte.
En traversant, je sens une petite main agripper mon coude et me tirer en arrière. Je ne cherche pas à résister, et, au moment où je me retourne pour voir qui m’attrape, une Chrysler passe à toute allure, tous feux éteints, grillant le feu rouge pourtant bien installé. Je cherche autour de moi qui remercier pour m’avoir, au choix, sauvé la vie ou évité de grandes souffrances, mais je ne trouve qu’une carte de visite, tache blanche au niveau du sol. “La Nuit, boutique sur mesure, ouverture éphémère”. Rien au verso, pas le moindre plan ou numéro à contacter. La carte est comme neuve, il est improbable qu’elle soit tombée aux heures de pointe, elle aurait été piétinée, écornée, salie, déchirée.
Je fais un tour sur moi-même pour retrouver mon ange gardien, mais nulle trace d’une quelconque conscience dans les rues désertes. Quand je vais pour reprendre la route de mon appartement, le passage piétons a disparu. Je regarde de tous côtés, des fois que je sois juste désorienté, mais non. Je ne reconnais pas l’intersection. Derrière moi, l’enseigne de l’épicerie est de nouveau allumée. Je retourne sur mes pas, hésitant. Peut-être, par automatisme, ai-je cru éteindre sans le faire réellement ? Accélérant l’allure, j’arrive devant le rideau de fer. Ouvert. Au comptoir, je me vois tendre un sachet et rendre la monnaie. Les néons à l’intérieur sont éclatant, je plisse les yeux et m’approche pour mieux voir.
Je suis effectivement assis derrière la caisse, faisant passer machinalement quelques articles devant le scanner. J’entre, déconcerté. Je me salue d’un “bonjour” plutôt timide auquel me répond un “bonsoir” énergique. C’est bien mon intonation de voix. Je ressors de la boutique, cherchant des caméras ou le détail qui trahirait un canular. Levant la tête, je vois que l’enseigne lumineuse, toujours allumée, indique “7 nuits”, au lieu du 7J habituel. Mis à part mon sosie, personne ne m’a adressé la parole.
De retour à l’intérieur, je fais le tour des rayons, qui suivent un plan similaire à celui de mon épicerie, mais les références ont changé. Je ne trouve plus les pâtes, les packs de lait ni les bouteilles de vin. Sur les étagères, des boîtes à perte de vue, toutes identiques, des cubes bleu nuit de dix centimètres de côté, excepté leurs inscriptions, en petites lettres jaunes. Ici, nous trouvons du “sommeil de plomb”, de la “fièvre”, des “envies”, de la “nostalgie”, de l'”assurance”, de la “chaleur”, des “éclats de rire”, de l'”inspiration”. Le rayon suivant est plutôt branché astronomie : “Voie Lactée”, “Trou noir”, “Perséides”, “Vénus”… Le suivant a une tournure plus onirique : “le pays des Elfes”, “Voyages dans le temps”, “Animaux Fabuleux”, “Superpouvoirs”, “Vols et apnées”, “Sueurs Froides”, “Plus Vrai que Nature”… Et ça continue comme ça, allée après allée.
Troublé, je m’approche de la sortie, me cherchant du regard. Je me souhaite une bonne soirée, de l’air du client qui passait pour voir mais n’a rien trouvé. Je m’entends répondre qu’il me reste encore six visites, et “bonne nuit bien sûr !”
Je marche, sur pilote automatique, jusque chez moi. Les vingt minutes de trajet se déroulent cette fois-ci sans encombre. Du mini-balcon de la cuisine, je regarde la ville, paisible, sous mes pieds. En levant le nez au ciel, je jette un dernier coup d’œil à la lune avant d’aller me coucher, épuisé. Elle est magnifique, simple lame de poignard lumineux, jouant à cache-cache derrière un nuage qu’elle déchiquette.