La cage dorée

Gavroche n’est pas mort sur les barricades. Il aurait peut-être dû. Cueilli dans la fleur de l’âge, dans ses rêves récurrents il n’a pas eu le temps de vieillir. De faire des compromis.  De vivre.

Gavroche a plutôt bien fini. Il a pris sa vie en mains, après cette seconde chance inespérée. Un réveil anonyme à l’hospice, une longue convalescence, aucun proche sur qui compter, tout à réinventer. Avec sa gouaille habituelle, il a embrassé une nouvelle carrière. Il a ouvert un orphelinat, organisant des spectacles auprès des grands de Paris et du monde pour récolter des fonds. Il ne laisse personne sur le pavé. Si un gamin est assez dégourdi pour le trouver, il trouvera toujours un toit et un minimum à manger, au moins de quoi se remettre en selle et se sortir d’un mauvais pas. Il est assez fier de lui, de tout ce qu’il a accompli depuis le temps des combines des Thénardier.

Il aurait pu s’habituer à cette nouvelle vie. Se détendre, un peu. Profiter de la vie, de ses deux grandes filles adoptives, des amis qui le soutiennent et égaient son existence depuis deux décennies. Souvent, il y parvient. Mais reste au fond de lui un malaise larvé, indéfini, qui le ronge les soirs d’automne ou dans l’aube estivale. Toujours accompagné d’un sentiment de culpabilité qui lui enserre le cœur : lui qui a enfin tout pour être heureux, ne peut-il pas jouir pleinement de sa prospérité ?

Gavroche n’a pas oublié d’où il vient. Il se rappelle le ventre vide, les taloches, la rue qui ne pardonne rien, l’incertitude constante : est-ce que j’existerai encore demain ? Mais dans ses souvenirs, toute cette période était heureuse. Un bonheur sincère dans la misère. L’insouciance volée à chaque fois que l’occasion se présente. La fierté de se tenir debout, envers et contre tout ; et faire la nique à la mort, en rigolant plus fort que le malheur ne gronde. Il n’avait rien à perdre, alors, et tout à arracher à la vie pour se construire un présent où nicher.

Le voilà enfin, le grand Gavroche dans son nid, incapable d’apprécier son bonheur. Il s’accroche à ce nid, à ce destin qu’il s’est construit à force de sueur et de bagou. Il en est responsable, il a peur qu’on le réduise à néant. Sans savoir qui serait ce “on”. Cela fait longtemps que Gavroche ne sait plus vraiment qui est son adversaire ni d’où vient le danger. Il sait dans sa chair, dans le nom de ses amis partis trop jeunes, dans le regard de ceux qui sont restés dans la galère, que tout est éphémère, qu’à plus ou moins longue échéance, il ne restera rien de son existence. Il attend la catastrophe qui lui reprendra tout ce à quoi il tient, il l’imagine sous toutes ses formes, et ça l’épuise.

Il en vient à regretter tout bas sa vie de misérable. Il n’avait pas le temps de se poser de questions, dans l’adversité on ne peut vivre qu’au présent et il n’en était pas mécontent. Il garde ses pensées pour lui, Gavroche. Personne ne comprendrait. Il ne peut pas se plaindre : qui l’écouterait sans l’envier ? Même à lui seul, il ne peut s’avouer ses regrets sans être hanté par ceux qui sont restés sur le carreau, malgré tout ses efforts pour les aider. Sans avoir l’impression de trahir le mioche débrouillard qui se démenait comme un beau diable pour garder la tête hors de l’eau. Qui se moquait de tout parce qu’il ne possédait rien. Qui était tellement intense dans ses joies, ses peines, ses colères, parce qu’elles ne duraient jamais longtemps. Qui chantait sous les tirs de la garde nationale, dansant une gigue avec la Mort, parce qu’elle n’avait que lui à emmener et qu’il ne s’aimait pas assez pour avoir peur.

Alors Gavroche travaille chaque jour à être heureux dans sa vie d’adulte. Même s’il ne sait pas toujours comment faire, il essaie de raviver les rires autour de lui, il cherche la beauté, la poésie, il donne toute la chaleur qu’il peut trouver. Il se frotte à ses semblables pour emplir son cœur d’amour. Parce qu’il faut entretenir le feu qui couve dans les braises. Pour ne pas s’éteindre de l’intérieur. Pour tous ces morceaux de bonheur qui lui fondent dessus et qu’il a terriblement peur de gâcher.

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