Aladdin le gredin a épousé la belle Jasmine, fille de sultan au caractère bien trempé. Il garde en souvenir la lampe qui abrite le génie à qui il doit sa chance, mais il la cache pour n’être pas tenté d’y recourir encore. Aladdin s’est autoproclamé heureux et il refuse d’améliorer encore sa condition. Où s’arrêter quand absolument tout est à portée de main ?
Aladdin, devenu immensément riche, apprécie à nouveau les gestes qui faisaient son quotidien de pauvre gamin. Pétrir le pain avec sa mère, déguster simplement une tomate qui a poussé dans le potager, recoudre un pantalon troué au genou. Fabriquer lui-même des meubles avec les moyens du bord. Parce qu’il peut le faire. Parce qu’il pourrait ne pas le faire, mais qu’il préfère s’en charger lui-même.
Jasmine se moque gentiment de ses lubies, demande parfois à participer, elle qui a toujours eu du monde pour travailler à sa place. Elle trouve cela exotique et mignon. Lui trouve ça indispensable. Une histoire de racines, un certain goût de l’effort, le signe incontestable de sa liberté. Mais son beau-père n’est pas du même avis. Aussi heureux qu’il ait été de marier sa fille à un nouveau riche, il déteste ses comportements d’ancien pauvre et refuse de voir ses petits-enfants éduqués de la sorte.
Un soir, Aladdin confie à Jasmine qu’il n’a pas perdu la géniale lampe, contrairement à ce qu’il avait toujours soutenu, mais qu’il redoute de s’en servir. Jasmine le comprend et n’insiste pas. Le lendemain, comme à l’accoutumée, elle passe le palais en revue, mais cela lui prend un peu plus de temps que prévu. Lorsque tombe la nuit, elle ouvre par hasard un petit cagibi poussiéreux, au cinquième étage de l’aile sud-est, qui ne contient que de vieux vêtements et une lampe terne posée sur une commode de bois vermoulu. Par un concours de circonstances incroyable, la lampe se retrouve projetée dans le tas de vieilles nippes. En voulant rattraper sa maladresse, Jasmine frotte la lampe sur une jambe de pantalon crasseux avant de reposer la relique sur la commode. Après une vingtaine de secondes en apnée, elle s’apprête à tourner les talons, résignée, quand un mince filet de fumée s’échappe de la lampe.
Une bonne minute plus tard, le nuage de fumée s’est assemblé en un génie qui l’informe, d’une voix rauque, qu’elle est sa nouvelle maîtresse et que ses désirs seront des ordres. Jouant la stupéfaction à la perfection, Jasmine s’empourpre et bafouille, prenant soin de ne pas penser trop fort. Disposant de toutes les richesses depuis son plus jeune âge, jouissant d’un pouvoir immense en tant qu’héritière du sultanat de son père maintenant qu’elle est enfin mariée, Jasmine n’est pas cupide, ni stupide. Mais elle n’a pas non plus les scrupules de son gredin de mari, terrorisé à l’idée de devenir un pur oisif s’il pouvait tout avoir d’une simple pensée, ou de se laisser submerger par les demandes incessantes de ses nouveaux sujets.
Même si elle y a réfléchi toute la nuit, elle hésite et prend le temps de la réflexion. Elle ne peut ressusciter les morts, elle restera donc orpheline de mère. Elle ne veut pas attirer les soupçons d’Aladdin, qui doit tout ignorer de son expédition. Elle se cantonnera à un seul et unique souhait, qui n’aura rien de matériel. Le génie s’impatiente, il est plutôt habitué à susciter une folle exubérance. Jasmine ferme les yeux et inspire. Elle ne prononce pas un mot mais une image mentale, tenant lieu de feuille de route. Le génie fronce les sourcils et se concentre, puis finit par acquiescer.
À partir de demain, elle se réveillera dans un monde où chaque humain, peu importe son âge, son sexe, la couleur de sa peau, la richesse de ses parents ou ses idées, aura réellement les mêmes droits et les mêmes chances que tous les autres. Un monde où l’idée même d’une discrimination n’a jamais existé. Incapable d’appréhender pleinement ce à quoi ressemblerait ce monde, Jasmine exulte. Que de surprises en perspectives !