Amarré dans un jardin, sur l’herbe un peu jaunie par la sécheresse, j’essaie de me rappeler ce que j’ai fait pour en arriver là. De mer je ne vois point, c’est à peine si je sens de temps en temps une bouffée d’air iodé les jours de grand vent. Protégé par une bâche, que dis-je, caché sous une bâche, je sers occasionnellement d’abri à quelques rongeurs ou de cachette pour un enfant rêveur. Le reste du temps, je suis seul, immobile, dans ce jardin.
Pourtant, je me souviens des vagues, de la houle, de la sensation que procure l’eau que je fends fièrement en protégeant quoi qu’il en soit ma précieuse cargaison. Je me souviens de ma réactivité, réponse instantanée pour chaque ordre bien donné. Je n’étais pas rétif et me laissais diriger quand la main était ferme et le pied marin.
Alors quoi? A l’instar des humains, aurais-je une date de péremption, moi aussi? Suis-je condamné à attendre là qu’un nouveau navigateur veuille s’occuper de moi? Mon dernier occupant m’avait bien prévenu qu’il m’utilisait pour s’évader d’un quotidien trop éloigné de ce grand large qu’il aimait tant. Il me disait souvent tout bas que les autres ne comprenaient rien à rien et ne savaient pas ce que l’océan offre à quiconque prend le temps de naviguer. Il me répétait que j’étais son trésor à lui seul, et que sans moi, il était incompris.
Alors oui, j’étais son seul ami. Son confident. Sa soupape. Et cela me condamne à passer une partie non négligeable de mon existence sur l’herbe jaune d’un jardin d’où je peux à l’occasion sentir sans la voir ma belle bleue qui me manque tant.