Elle tourne, s’étire, virevolte, tourbillonne, accrochée à mes pas. Dans ma danse pour la semer, je n’arrive qu’à l’entraîner, plus aérienne que moi, plus élégante aussi. Elle saute toujours plus haut, se glisse plus bas, enchaînant les caracoles comme d’autres les verres de bière. Quand je titube, elle tourne, quand je marche à grands pas, elle marche à pas de géant. Avec elle, je ne suis jamais seule, elle ne me quitte pas, que je le veuille ou non. Parfois elle se dissimule, sous un arbre ou dans un coin, mais je sais bien que, quelque soient les ténèbres qui m’entourent, elle n’est jamais très loin. Elle attend de pouvoir se donner en spectacle à ma place, de tourner, jouer sur les pavés. Et elle a bien raison d’essayer d’attirer ainsi l’attention, vu que les regards, les paroles et les sourires sont pour moi, toujours. Elle, fille de l’ombre qui aime tant la lumière ne brillera jamais, à part peut être à travers moi. Et alors les feux des projecteurs la démultiplieront et la grandiront encore pendant qu’ensemble on tournoiera, et que ses cabrioles seront immortalisées derrière les miennes.
Le sens de la rotation de la queue de la vache dans l’hémisphère sud
“Vous avez quatre heures pour répondre, prenez votre temps, soignez votre argumentation, seuls ceux qui auront plus de 14 partiront pour ce voyage en Amérique du Sud.”
Ben lance un coup d’oeil désespéré à Joe. Quel sujet de fin d’études, tiens! Joe a l’air de s’y mettre pourtant, sans trop de difficultés… Bah, il doit bien y avoir quelque chose à écrire sur ce sujet, après tout. Le sens de rotation de la queue de la vache dans l’hémisphère sud. Ben repasse les cours auxquels il a assisté, essaie de se souvenir de l’importance que ce sens de rotation peut avoir pour lui et commence à son tour à écrire. Bien sûr, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt! Surtout s’ils partent en Amérique du Sud!
Quatre heures plus tard, tout le monde rend sa copie. Ben est plutôt content de lui, même s’il ne sait pas du tout quelle pourra être sa note. Tout le monde spécule et annonce ce qu’il a écrit, certains d’un air supérieur, persuadés d’avoir La Réponse, d’autres cherchant confirmation du regard auprès de ceux qui les écoutent. Ben, lui, écoute et sourit. Il n’est pas tombé dans le piège de l’analogie avec l’eau qui s’évacue. Il est bien connu que le sens de rotation de l’eau est aléatoire, et donc ne varie pas en fonction de l’hémisphère, nord ou sud. La queue de la vache, elle, tourne bien d’un certain côté dans l’hémisphère nord. Dans le sens des aiguilles d’une montre, tout le monde le sait. La question, et elle est primordiale, était de savoir si ce sens est inversé dans l’hémisphère sud. Et Ben n’a pas donné sa réponse au hasard, oh non…
Il a bien dit que la qualité gustative de l’herbe broutée par la vache ne pouvait pas être un paramètre déterminant, de même que le vent ou l’humidité de l’air. Il a mis le doigt sur le paramètre essentiel, la cause principale de la rotation de la queue de la vache. A savoir, le sens de rotation du nuage de moucherons qui l’importune. Il a ensuite mis ces données en regard de ses cours sur le vol du moucheron. Et quel que soit l’hémisphère, le moucheron seul vole dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, mais dès qu’il s’associe à d’autres congénères pour déranger les vaches, ils tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, comme la queue de la vache qui essaie de s’en débarrasser. Et surtout (et là, son sourire s’agrandit), Ben a bien parlé de l’implication que cela avait pour lui. En tant que moucheron souhaitant ardemment partir en Amérique du Sud, connaître le sens de la rotation de la queue des vaches est avant tout une question de survie. Et Ben a prouvé dans sa rédaction qu’il était à même de survivre à ce voyage, inventant quelques feintes pour éviter de se faire faucher par cette assomante queue.
Transe en danse
A peine arrivée, elle regarde d’un coup d’oeil qui est présent. Rejoint son cercle d’amis dans la chaîne qui est formée, elle dira bonjour en bonne et due forme à la fin de la danse. Déjà le rythme la porte, elle suit les temps en fermant les yeux et laisse la joie monter en elle. Ça fait un bien fou de danser!
Ses yeux rouverts pétillent, elle croise le regard d’autres danseurs, et essaie de transmettre tout son enthousiasme. Lis la même chose dans leurs yeux. Connivence d’un instant, ils sont dans le même état d’esprit. Tous sur la même musique, à danser la même danse. Certains avec des variantes en entraînent d’autres dans leur jeu. Elle répond toujours présente. Elle danse pour ressentir cette harmonie de groupe, cette union de parfaits inconnus le temps d’un fest-noz. Rencontres éphémères qui se répètent, jusqu’à la reconnaissance, sentiment d’appartenance à un groupe qui se crée au fur et à mesure des soirées. Partage d’émotions avec des gens dont on ne connaît presque rien, mais qui nous procurent tant.
Pour chaque danse de couple, elle cherche des yeux, attend un cavalier qui sache la faire tourner, avec qui elle puisse se laisser guider en toute confiance, quelqu’un qui ne fonce pas dans le tas, quelqu’un avec qui elle puisse être un le temps d’une danse. Un couple qui tourne, sans faux-pas, lui qui propose de nouvelles passes, elle qui répond sans hésiter, le reste des danseurs n’étant qu’une image brouillée à leurs yeux. Perfection de l’instant qu’elle rencontre trop rarement mais qui vaut le coup à chaque fois. Elle jubile. Quitte son partenaire pour un autre, qui la fera aussi tourner, ou pas, elle prend les paris.
Elle restera jusqu’au bout, avec parfois des baisses d’énergie, et des moments de pure folie où c’est à celui qui crie le plus fort, celui qui en fait le plus. Elle attend chaque occasion d’aller seule au centre du cercle, danser dans ce lieu intime, les yeux fermés, sous les regards de tous mais pourtant seule au monde. Et passer le relais à un autre qui se donnera lui aussi en spectacle.
Vus de haut, ils ressemblent à des farfadets des temps modernes, à tourner en cercle, en chaîne, en couple, jusqu’au bout de la nuit… Les individus s’estompent, seule la masse sautillante, virevoltante retient l’attention. Alors parfois un couple parfait attire le regard en se mouvant au sein de cette foule sans jamais se mélanger comme s’il avait créé un monde pour deux, laissant au spectateur l’impression d’être un voyeur.
Et lorsque les musiciens rangent leurs instruments, que la dernière danse est finie, il est temps pour elle de rentrer et de masser ses courbatures. En attendant la prochaine fois…
Bordel, ça marche plus
Dieu est rentré de vacances ce matin, et déjà, le voilà débordé. Bon, en deux millénaires, il s’attendait plus ou moins à avoir quelques affaires à régler en rentrant, mais il avait quand même placé son fils à la tête de son entreprise pour assurer ses arrières. Et le voilà crucifié, ça commence bien. D’autres entreprises en ont profité pour grignoter petit à petit sa création. Il n’aurait peut être pas dû s’absenter si longtemps, mais il faut dire qu’il a perdu la notion du temps à visiter les autres univers, même s’il en a retiré quelques bonnes idées pour améliorer son business…
Il est tout de même temps de reprendre les choses en main. Pour commencer, rien de tel qu’une apparition divine pour annoncer à tout le monde qu’il n’est plus le temps de rire et reprendre sa place… Dieu va donc choisir sous quelle forme il préfère apparaître aux yeux de tous. Son choix se porte sur le modèle “Dieu lumineux, éblouissant” qui fait toujours effet sans avoir besoin de trop soigner les détails. Il tape la commande lui permettant de l’activer et attend. Rien ne se passe. Il retape la commande. Toujours rien.
“Marie ! Qu’est ce qui se passe avec les commandes? Je ne peux plus m’incarner…” Mais Marie n’apparaît pas. Il n’a pas vu Jésus non plus, depuis qu’il a appris qu’il était crucifié. Il va devoir se débrouiller seul. Il teste une autre incarnation, “Dieu géant fait de tempêtes”. Ça fait peut être trop, mais c’est pour essayer. Rien non plus. Message d’erreur “No longer used, old fashioned”. Ben voyons. Il teste encore le “Dieu éblouissant”. Un éclair l’aveugle, et la machine s’éteint. Il se regarde. Toujours rien. Dieu tape sur la machine. Rien ne se passe. Dieu crie et lui ordonne de fonctionner. Après tout, les machines devraient au moins lui obéir, il ne leur a pas encore laissé le libre-arbitre, quand même… Rien de rien. Dieu perd patience, il tempête, essaie au moins de détruire cette stupide machine par sa volonté divine. N’y arrive pas.
Il sort bouillonnant de colère. Descend directement sur Terre, à la recherche de son fils. Tant pis pour le sensationnel, il y va au naturel. Dieu use de sa grosse voix pour se faire reconnaître. Il est surpris de voir un concert d’applaudissement saluer sa performance. “Bravo, les effets spéciaux”. “Maman, le monsieur dit qu’il est Dieu, mais c’est truqué, pas vrai?”. “Tenez monsieur, quelques pièces pour manger, vous les avez bien méritées”. Dieu se fâche tout rouge et demande à voir Jésus immédiatement. On lui rit au nez, l’applaudissant de plus belle. Il se concentre pour attirer la foudre sur ces stupides badauds. Rien ne se passe. Ah, si il entend le tonnerre. Suivi immédiatement d’un “pardon, maman, j’ai pas fait exprès”.
Dieu, au bord de la crise de nerfs, regagne le ciel. Se sert un chocolat chaud avec du pain d’épices. Ça va mieux. Puis il actionne la commande lui permettant de supprimer sa création avant d’en commencer une nouvelle. “Bordel, même ça, ça marche plus?” Peu importe. Demain, il se trouvera un bout d’univers qui n’a pas encore de planète et recommencera. Et pour ce brouillon-ci, ils ont l’air de bien s’en sortir tous seuls, non? Note pour la prochaine fois, éviter le libre-arbitre, c’est un coup à se retrouver au chômage, ça…
Hier, je suis mort
Hier, m’a-t’on dit, je suis mort. Je ne m’en étais pas rendu compte, tellement occupé que j’étais à faire attendre mon entourage. J’inventais des subterfuges, pour tenir encore et encore plus longtemps. Je m’amusais à les faire languir, dosant avec soin mes effets, mes pics de maladie, leur donnant de faux espoirs et faisant des pieds de nez à la mort. Je les écoutais patiemment me sortir du “on t’aime tellement pépé” pour être couchés sur l’héritage. Et je leur ai fait croire à chacun qu’ils auraient la plus grosse part, pour être sûr d’avoir toujours et encore de la visite. Avoir un public sans cesse renouvelé, de l’affection sincère ou feinte, à mon âge peu importait…
Et voilà que je suis mort hier, et que je n’en ai même pas profité. Quelle différence pour moi? Cela faisait longtemps que je les observais comme de très haut, je n’ai pas senti de changement majeur. A bien y réfléchir, il m’a semblé effectivement qu’ils ont pleuré. Tous. Je m’étais dit que j’étais meilleur comédien que d’habitude, mais pour le coup, peut être qu’eux ne jouaient pas toutes ces années. Bah, quelle importance maintenant? Ils ont toujours cru que je les aimais, c’est ce qui compte, non?
Et aujourd’hui, que vais-je bien pouvoir faire? J’ai le monde devant moi, et je suis tellement habitué à ce que personne ne me comprenne que la mort s’annonce au final comme ma vie. Personne ne me voit. Je n’ai plus de consistance. Mais je peux bouger pour moi même, ce que j’étais bien incapable de faire ces dernières années. Alors je me remets au sport. Je joue au foot avec les étudiants, courant derrière la balle, sans effet notable. Je m’entraîne au 100 mètres haies, sport auquel je bats tous les records. Je danse le tango dans les salons du troisième âge. Et la salsa dans les discothèques branchées. Seul, mais si je me tiens assez près d’elles, je sens l’odeur des jeunes étudiantes me chatouiller les narines.
Ma foi si l’on m’avait dit ce qu’était la mort, je me serais peut être un peu moins accroché à la vie.