Retour (pas vers le futur)

Ça fait huit mois que je n’ai pas vu ma mère. La dernière fois, j’avais dû quitter la maison, rendre les clés et prendre ma maison sur mon dos. Pour une omelette aux lardons. Oui, c’est  ça, pour une omelette aux lardons. C’est fourbe, les lardons, quand même. Je vivais plutôt bien depuis, je m’étais fait une raison. Ouais, on va dire ça, je m’étais fait une raison, c’est plus pratique.

Toujours est-il que ça fait huit mois qu’on ne s’est pas vues. Et là, échange de textos –la classe pour reprendre contact au bout de huit mois, mais bon, on va pas chipoter-, je crois qu’elle s’en veut et je reviens la voir illico. Je m’imagine déjà, retour de la fille prodigue, effusions de larmes, embrassades à n’en plus finir, quelques excuses pour enterrer le tout et on passe à la suite. Bon d’accord, ça fait un peu trop. Disons, une conversation, quelques explications, des excuses pour enterrer le tout et on n’en parle plus. Ou même un mot d’excuse et on n’en parle plus. Ne soyons pas trop exigeante.

En sortant du train, je fouille le quai des yeux. Petite accélération cardiaque, je sens que j’ai du rouge aux joues. Tant pis, c’est l’occasion qui veut ça, je suis quand même pas à un défilé de mode. Je scrute le quai avec plus d’attentions. En vain. Les autres passagers descendus à ma gare sont partis, je suis seule sur le quai. Bah, je sais où est la maison. Je remets mon sac sur mon épaule et commence à rentrer. Un peu refroidie, mais qui sait, elle a peut être une bonne raison. Genre, une surprise pourrait m’attendre. Quand même pas avec des banderoles ni rien, mais elle est peut être en train de cuisiner un truc spécial et n’a pas vu l’heure passer. L’argument est bancal, mais vu mon état, ça pourrait passer, servi avec un sourire contrit et quelques excuses…

Devant la porte d’entrée, je prends une grande inspiration, je plaque un sourire sur mon visage (un peu figé, le sourire, mais je fais de mon mieux) je réajuste un peu ma tenue (pour moi, pour être plus assurée, pas pour lui faire plaisir, au point où j’en suis…) et puis je frappe. Je frappe avant que l’envie de faire demi-tour soit trop forte. Les dés sont jetés, tout va bien se passer. Tout va bien se passer, ce n’est pas ce qu’on dit aux filles avant de les dépuceler, aux chiens avant de les castrer, aux malades avant une opération des plus risquées? Avec une bonne dose d’auto-persuasion, ça peut marcher, tout va bien se passer. Après tout, c’est elle qui m’a dit que je lui manquais, pourquoi je m’en fais à ce point?

La porte s’ouvre. Elle est là. “Bonjour”. Euh, elle a dit bonjour, c’est tout. Qu’est ce que je réponds? Ah oui… “Euh… Bonjour”. Elle s’avance vers moi. Ah ça y est, elle va me prendre dans ses bras, ça va devenir moins bizarre comme situation! Elle me fait la bise. Soit. J’ai raté la première bise, un peu sous le choc, mais je me ressaisis pour la seconde. Elle me fait entrer. Je la suis et sens discrètement l’atmosphère. Ça ne sent pas du tout la cuisine. Bon, tant pis. Elle commence à parler, comme si de rien n’était. “Comment se passe la fac?” “Euh… bien” “La voisine a trouvé un nouveau boulot au fait, dans le coin” “Euh… cool” Complètement surréaliste comme situation, qu’est ce que je fous là? Je me dirige vers “ma” chambre pour y poser mon sac, mais elle m’arrête et m’explique que maintenant, elle et son nouveau copain dorment ici… “… plus pratique que de monter le lit deux places à l’étage, donc quand il vient on dort ici…” Dormir, dormir, mais oui, bien sûr! Et dans mon lit, en plus, si je viens de comprendre le sens de sa phrase… Auto-persuasion reviens avant que l’imagination visuelle rapplique ! Si je comprends vraiment bien, ça veut surtout dire que les deux chambres libres de la maison sont occupées soit par ma mère, soit par ma mère et son nouveau copain. Ok, pas de problème. Hors de question que je redorme dans mon lit après ce qui s’est potentiellement passé dedans. Beurk! Je monte d’un pas décidé (ou résigné, je sais plus trop faire la différence) vers le grenier, que j’avais par chance aménagé avant de partir. Et par chance (ou par anticipation, qui sait, peut être étais-je inconsciemment lucide) j’ai également un sac de couchage. Parfait, je vais pouvoir passer une bonne nuit.

Bon, il est temps de redescendre (Vraiment, je peux pas rester cachée dans le grenier? Pourquoi?). Je vais quand même jeter un coup d’oeil dans ce qui est était ma chambre. Je n’aurais pas dû. C’est maintenant un mélange de ma chambre, avec ma décoration, mais avec quelques photos de ma mère et de son copain, dans leurs différents voyages. En passant par le salon, j’ai aussi remarqué que certains de mes cadres décorent la pièce commune. Comme si ce n’étaient plus mes affaires. Je n’ai pas ma place ici, c’est complètement évident. J’attends demain pour repartir par le premier train, et en attendant, je n’ai qu’à me blinder, et à faire comme si de rien n’était.

Femme de marin

J’attends. Assise au café du port, j’attends que le navire rentre à quai. Quelques minutes, une heure au plus, à mon avis. Je vais retrouver mon Jules, parti depuis deux mois. Un voyage court. Il reste une semaine, et repart pour trois mois. J’aurai ses cartes postales, qui me font voyager par procuration. Il est très régulier, j’en reçois une par semaine. Une chance, car tous les marins ne sont pas comme ça. La semaine va être fantastique, comme à chaque escale. Une semaine de fêtes, d’amour, de passion pour rattraper le temps “perdu”. On ne parle pas beaucoup pendant ses escales, je crois que c’est pour ça qu’il m’écrit si souvent.

Et puis il repartira. On essaie d’oublier, pendant qu’il est là, qu’il part dans 7 jours, puis 4 puis 2 puis… mais l’échéance reste en filigrane. Dans chaque baiser, j’entends je pars bientôt. Dans chaque baiser, il entend profite avant de repartir. Et c’est ce qu’on fait. C’est facile pour nous d’avoir cette relation passionnante, pas de routine entre nous, chaque rencontre est une fête. Nous n’avons que de beaux souvenirs. A part l’attente. Quoique, même si on s’y fait, elle est stimulante, cette attente… On anticipe, on imagine, on se fait languir, on essaie de se surprendre. Au point que j’appréhende le moment où il me dira vouloir rester à terre. Se poser. Vivre avec moi. Prendre sa retraite. Voir nos enfants grandir. Être là, tout simplement.

Un matin hors du commun

En me réveillant ce matin, je me sens vraiment bizarre. J’ai beaucoup de mal à émerger, comme si mes yeux étaient collés, mes membres engourdis. Je m’étire difficilement, je ne reconnais pas les sensations que j’éprouve, comme si je n’étais plus moi. Lorsque j’ouvre les yeux, j’ai l’impression de tout voir pour la première fois. Je ne reconnais pas les couleurs, tout est si éblouissant !

Je cherche des yeux mes camarades, et ne les trouve pas. Lorsque j’essaie de marcher pour partir à leur recherche, je ne contrôle pas mes mouvements. Je manque de tomber et me rattrape in extremis en écartant mes ailes. Mes ailes?! Je tourne la tête et tombe de stupeur. Deux immenses ailes sont accrochées à mon buste. Deux magnifiques ailes blanches, légèrement bleutées et qui me paraissent fripées. Je m’imagine en train de les bouger, et, miracle, il semblerait que je les contrôle. En tous cas, elles battent légèrement. N’ayant pas l’habitude, je ne sais pas si c’est un mouvement normal. Je réessaie et décolle à quelques centimètres du sol. Whoaouh ! J’arrête aussitôt et tombe lourdement. Aïe. J’attrape mon courage à six pattes -six pattes seulement? Où sont donc les autres?- et réessaie encore. Je décolle encore, en avançant cette fois-ci. J’avance tellement que je suis dans le vide total en quelques battements d’ailes. Plus de branche rassurante sous mes pattes. Je panique et perds un mètre d’altitude. J’essaie de me ressaisir et remonte un peu. Ça marche ! Tellement content et fier de moi, je fais un looping. Flippant. Grisant. Ennivrant. Je recommence sur le champ. Oups, j’arrive beaucoup plus bas que prévu. Je m’attrape à un brin d’herbe. Reprends mon souffle. Et bois à une goutte de rosée. Ouf. Je suis en un seul morceau.

C’est fou ce qui m’arrive. Moi qui croyait que dans ma chrysalide, je dormirais pour ne jamais me réveiller, comme toutes les chenilles avant moi. Ainsi, il y a bien une vie après la mort. Et quelle vie ! Sans perdre une seconde, je reprends mon envol pour chercher mes congénères et partager cette expérience avec eux.

Coup de vieux

Je l’ai croisée aujourd’hui dans le métro, assise en face de moi elle a souri quand je suis arrivée. Simple sourire d’une adolescente qui regarde les gens avec curiosité et ouverture, sans réponse exigée.

Jeune fille à la peau lisse et au bronzage sain de ceux qui passent plus de temps au grand air qu’allongés sur la plage, elle doit avoir dix ans de moins que moi. Je lui rends son sourire, pensant qu’il n’y a pas si longtemps, j’étais comme elle. J’avais la même fraicheur, celle que l’on a lorsqu’on sait que pour nous tout est possible. Fraicheur qui frise l’insolence en regardant tous ces gens enfermés dans leur quotidien plus ou moins palpitant, en leur offrant notre sourire le plus candide qui soit. Exactement le type de sourire que m’a fait la gamine tout à l’heure.

L’éducation

Nora, la chatte tigrée grise de la famille, vient d’avoir une portée. Quatre petits chatons, encore beaucoup trop petits pour être mignons, ils ressemblent à des rats mouillés. C’est la troisième portée de Nora, qui sait bien maintenant comment élever ses petits. Dès sa première portée, elle a été une mère parfaite, même si sa grossesse lui a fait peur. Elle a su protéger ses rejetons contre tous les dangers auxquels ils ont été exposés. Au fur et à mesure qu’ils ont grandi, elle leur a laissé explorer leur monde en les surveillant d’abord de près, puis en étant de plus en plus distante. Elle a toujours eu des caresses d’encouragement pour chacun, elle leur a montré où et comment un chat bien élevé fait ses besoins, et comment obtenir leur nourriture.

Pour cette portée, elle pense qu’elle peut encore améliorer ses performances. Pour être sûre que ses petits ne manqueront jamais de rien, elle va les entraîner encore et encore à avoir l’air le plus mignon possible. Tout est dans le regard. Apprendre à avoir un regard mignon, mais pas suppliant (spécifique de l’espèce canine, qui ne comprend rien à rien). Le reste du temps, faire semblant d’ignorer l’humanité entière, mais leur accorder une attention soutenue dans les moments importants, pour avoir des caresses, des croquettes, ou la meilleure place sur le fauteuil. Nora saura leur donner l’assurance toute particulière à leur espèce, une arrogance supérieure à celle des hommes pour que même les grands tyrans se sentent remis en place en présence d’un félin, si petit soit-il. Quelques heures d’entraînement sont nécessaires, surtout pour les nouveaux-nés, mais ce comportement de survie doit leur être inculqué dès leur plus jeune âge. Ils doivent pouvoir être adoptés immédiatement au cas où ils se perdent et toujours avoir une place de choix dans le foyer. Les tous-petits ont généralement tendance à croire que les humains, parce qu’ils sont grands, sont dangereux ou peuvent les commander. Nora leur explique patiemment que les chats, tous les chats, sont parfaitement capables de dominer n’importe quel homme, et que cette domination est supposée légitime par toutes les parties. Pour leur montrer l’exemple, elle leur fait suivre un parcours dans le salon, passant sur le canapé, par dessus la famille réunie, sans s’arrêter, puis devant le télé. Quand une personne se lève, elle les incite à se précipiter entre leurs jambes. Les chatons sont d’abord terrorisés : ils vont se faire écraser, c’est sûr. Mais à chaque fois, les hommes dévient leur trajectoire, et pour se faire pardonner leur maladresse, caressent les pauvres petits chats si fragiles. Très vite, les petits en jouent et se lancent des défis. Nora a gagné, ses enfants n’ont plus peur des hommes.

Tout au long de leur apprentissage, Nora insiste sur deux choses : être mignon coûte que coûte, et, leçon majeure, ne jamais perdre sa dignité. Garder sa contenance en toutes circonstances. Un chat peut éventuellement déraper, tomber, rater un objectif, mais l’humain doit toujours penser que le chat a fait exactement ce qu’il voulait et que c’est lui, stupide ver de terre, qui a mal interprété ses intentions. Et si l’humain fait mine de se moquer, l’ignorance pure et simple de cet impertinent est une punition amplement méritée. Les motifs de la tapisserie sont dans tous les cas mille fois plus intéressants que ces bipèdes lourdaux.

Nora regarde ses petits s’amuser, se lancer des défis, se jouer des hommes comme elle le leur a appris. Ils n’ont plus besoin d’elle, n’ont plus peur d’elle et viennent sans cesse l’embêter pour avoir du lait ou pour lui piquer ses croquettes. Elle va leur apprendre leur dernière leçon. Cette maison est son territoire, ils vont devoir trouver le leur et arrêter d’attirer toute l’attention des hommes qui lui revient, à elle, leur mère.