Prête-moi ta plume

S’il te plaît, prête moi ta plume...

Je ne sais pas d’où vient cette voix, j’ai l’impression de l’entendre directement dans mon cerveau, et j’essaie de répondre par le même canal.

De quoi parles-tu?

Silence. Je crois déjà avoir rêvé. Puis…

S’il te plaît, prête moi ta plume…

Je relève la tête et aperçoit, près de mon oreiller, une plume blanche et un tout petit homme, qui essaie visiblement de l’emmener avec lui. Je me relève complètement et cligne plusieurs fois des yeux. Non, je ne rêve pas.

Qui es-tu?

Je m’appelle Billy

Je rapproche mon visage de ce tout petit bonhomme, pas plus grand que mon pouce. Je souffle un peu trop fort et la plume s’envole, Billy -puisque c’est son nom- s’accroche au bord de l’oreiller.

Pardon, je ne voulais pas te faire de mal…

C’est marrant ce mode de communication, je n’ai besoin que de penser mes phrases, et j’ai l’impression que Billy me comprend. Je me relève pour ne pas lui souffler encore dessus, et ramasse la plume. Je la lui tends, la pose délicatement sur ses avants-bras qu’il a tendus à cet effet.

Merci.

De rien, mais pourquoi as-tu besoin de cette plume?

D’un saut périlleux arrière, Billy saute du lit et disparaît de mon champ de vision. De frustration, je crie et essaie de le rappeler.

Mais enfin, reviens, parlons un peu, où vis-tu?

J’attends plusieurs minutes, qui me semblent des heures, mais pas de réponse. Puis j’entends, comme de très très loin, une seule phrase :

Un jour, je reviendrai.

Vivement la fin

Georges et Lucie ont un gros problème. Ils ont travaillé tous deux pendant plus de quarante ans et ont pris leur retraite depuis dix ans. Mais Georges et Lucie n’ont toujours pas l’habitude de ne pas travailler. Georges finit chaque jour ses mots croisés avant midi. Lucie mange quatre fois par jour pour que le temps passe plus vite. Ils vont quelque fois au zoo regarder ces familles promener leurs enfants, mais ils n’ont pas de petits-enfants et rentrent souvent dépités.

Georges bricole souvent l’après midi, mais il ne sait pas quoi faire au final de ses constructions, sa maison est très bien comme elle est. Lucie fait des confitures mais ne les mange pas assez vite, alors elles s’entassent au dessus du buffet.

Mais surtout, Georges et Lucie s’évitent, ils ne supportent plus de se voir mutuellement à ne rien faire. Ils avaient bien remarqué pendant les vacances qu’ils attendaient parfois la fin avec impatience, mais ils oubliaient entre deux périodes d’inactivité.

Maintenant, Georges et Lucie, chacun de leur côté, attendent la fin, la fin de leur retraite, la fin de leur vie commune, la fin de cette vie inutile, un poids mort à leurs côtés.

La volonté de gagner

L’important, ce n’est pas de participer, c’est de gagner… Je me réveille avec cette phrase en tête ce matin, jour J pour moi. Si je gagne, je garde ma vie, je continue le jeu. Si je perds, je perds tout. Retourne chez ta mère. Merci d’avoir participé. Blablabla. Et accessoirement, je passe mes plus belles années en prison.

Alors comme je n’ai pas le choix, je vais mettre toutes les chances de mon côté. Et gagner. Convaincre le jury que la fille était consentente. Qu’elle m’avait dit qu’elle voulait bien, que ça lui paraissait exotique, et même que c’est elle qui me l’a suggéré. Le problème, bien sûr, c’est qu’elle ne l’avouera jamais devant ses parents.

Non, ne partons pas défaitiste. J’ai investi dans le meilleur avocat du pays, il va bien falloir qu’il mérite son salaire… En attendant, je me rase de près, je mets mon plus joli costume, je ne voudrais pas paraître négligé. Aujourd’hui, je ressemblerai au doux agneau que je suis quelque part tout au fond de moi, et je répondrai parfaitement, en toute bonne foi, à toutes les questions qui me seront posées. Et je gagnerai, je serai innocenté, tout affront sera lavé, et je pourrai pourrai poursuivre mon bonhomme de chemin.

Le grenier

C’est un grenier neuf, un de ces greniers qui n’ont pas de souvenirs, pas encore. Plein de promesses, mais sans trésor. Tout lui manque, la poussière et les malles, les toiles d’araignées et les craquements du bois. Ses poutres apparentes sont peintes en blanc, ce qui rajoute à l’impression de propreté, d’irréalité qui se dégage de la pièce. Un tel grenier ne devrait pas exister. Un grenier devrait être d’office vieux et sale, avec une légère odeur de renfermé et de secrets. Peu importe que la maison soit neuve.

Ce grenier-là est pour l’instant une pièce à vivre, avec un fauteuil et une lampe dans un coin, douce invitation à la lecture. Petit à petit, qui sait, il sera abandonné aux vieilles affaires qu’on ne veut plus garder en vue, à tout ce qui nous encombre mais qu’on ne peut se résoudre à jeter. Il sera le dépositaire de notre mémoire, de toutes ces choses qu’on oublie au fur et à mesure, mais jamais complètement.

Alors, quand il ressemblera enfin à un grenier, encombré, usé par le temps, je serai vieille moi aussi, et je le laisserai raconter à mes petits enfants quelques anecdotes de ma jeunesse.

Plus seulement qu’un souffle

Quand vient notre dernière heure, que notre espérance de vie se compte en minutes, puis en secondes, quand nous avons le temps de nous voir partir, l’important, c’est de se concentrer sur notre dernier soupir. Si l’on a la chance d’être accompagné dans cet instant, il ne faut pas décevoir notre public, garder en tête qu’eux se souviendront des années encore de la manière dont on est partis, de ce dernier râle exhalant de notre corps déjà prêt à se décomposer.

Il y a ceux qui partent discrètement, qui ne marquent pas le moment et dont on remarque la mort non pas par leur dernier souffle, mais parce qu’il n’y en a plus d’autre. Il y a ceux qui, à vouloir trop en faire, à essayer de prononcer leurs derniers mots en même temps que leur heure vient, n’émettent qu’un gargouillement mouillé et partent en sachant qu’ils ont raté leur sortie. Il y a ceux encore qui, champions de la coordination, arrivent à fermer les yeux sur leur dernière expiration, ne laissant ainsi aucun doute subsister.

Je pense à tout cela sur mon lit d’hôpital, je sens que je n’en ai plus pour longtemps mais je pense que je vais encore passer la nuit. La morphine faisant effet, je me sens presque bien, et comme j’ai réglé ces derniers jours mes affaires en suspens, je suis presque serein. Je n’ai plus qu’à me concentrer à partir de maintenant sur mes derniers instants, je sais que ma famille n’est pas loin et accourra au moindre appel de l’hôpital. Je leur ai déjà dit cent fois combien je les aimais et de ne pas pleurer ma mort, qui est pour moi maintenant comme une délivrance. J’aimerais partir simplement, paisiblement, pour qu’ils ne gardent en mémoire que mon regard enfin calme.

Tandis que je commence à somnoler, j’entends au loin un sifflement rauque et une alarme, puis j’entrevois un nuage de médecins, d’infirmiers, d’aide-soignants se précipiter dans ma chambre. Mon fils entre également en courant, mais je ne comprends pas pourquoi il a l’air bouleversé. Puis tandis que je m’enfonce un peu plus dans le sommeil, je comprends dans un éclair de lucidité. Le sifflement rauque vient de ma gorge asséchée. Avec la dose de morphine que je me suis auto-injecté, je n’ai pas réalisé que j’étais en réalité en train de m’étouffer. Dans un sursaut, j’essaie de me raccrocher à la vie, de ne pas partir en produisant un horrible son de cocotte-minute. Je ne sais pas si mes mouvements sont coordonnés, je ne sais même pas s’ils sont dignes, je me débats dans les ténebres qui m’entourent, jusqu’à ce que je me sente coupé de tout.