Marionnette de malheur

Pour son anniversaire, Timothée a eu de très jolis cadeaux, il en a eu tellement qu’il ne se souvient pas toujours de qui les lui a offerts. Le soir venant, il se décide à tous les ramener dans sa chambre, un par un pour être sûr de les avoir tous déballés. Après le camion de pompier, les légos, et la chèvre en peluche, une marionnette attire son regard. Il ne se souvient pas d’avoir ouvert le paquet, mais pourtant elle est encore à moitié dans un papier cadeau. Il n’a pas dû la remarquer tout à l’heure. Il est fasciné par cette marionnette, lui qui a toujours voulu s’initier à l’art ventriloque. Il se dit que le cadeau est drôlement bien choisi, surtout que la marionnette lui ressemble un peu. Il plonge sa petite main dans le cou et trouve les mécanismes actionnant les mouvements de la bouche et des sourcils. Il s’amuse un peu : là, il est étonné, là, il est en colère, là, il rit. Timothée cherche un nom à sa marionnette avant de l’emmener dans sa chambre : il s’appellera Titsou et dormira sur un fauteuil près de son lit.

Le petit Timothée range alors le reste de ses jouets et retourne ravi dans sa chambre. Il s’amuse à faire parler Titsou jusqu’à ce que sa mère lui demande de venir à table. Il a alors une idée : il se glisse jusque dans la cuisine, se cache derrière Titsou et attrape sa mère avec les mains froides de la marionnette. Sa mère lâche les couverts qu’elle tenait à la main. Elle veut gronder Timothée mais se retrouve face à Titsou. Timothée est assis sagement à table et attend devant son assiette. La mère de Timothée éclate alors de rire et dit au père du petit que ce n’est pas drôle de lui faire des peurs pareilles.

Titsou a gagné le droit de s’installer à table avec eux pour le repas. A la fin de la soupe, un énorme rot se fait entendre. La mère, interloquée, relève la tête pour savoir d’où vient ce bruit. Timothée et son père gardent leur sérieux et désignent Titsou. A la fin du repas, tout le monde est de bonne humeur, et Timothée part se coucher, avec Titsou. Après une courte nuit pleine de rêves un peu fou-fous, Timothée se lève et va à l’école. Quand il revient, ce n’est évidemment pas lui qui chatouille sa petite sœur, qui mélange les paires de chaussettes et fait des nœuds aux lacets de chaussures. Ce n’est pas non plus lui qui cache toutes les fourchettes dans le jardin, mange une tablette de chocolat et lance une bombe à eau sur le voisin. Et lorsque son papa vient le voir pour savoir qui a mis le hamster dans l’aquarium et le poisson dans le lavabo, Timothée lui dit que ce n’est toujours pas lui. Décidément, ce Titsou, quel farceur ! Timothée sent qu’il va bien s’amuser avec lui…

Rouge et jaune à petits pois

Monsieur Dupré est médecin depuis bientôt vingt huit ans, mais il n’avait encore jamais vu ça… Une de ses patientes, d’une quinzaine d’années, est venue le voir pour un coup de soleil. Il s’est dit qu’il n’y avait pas de problème particulier et s’apprêtait à lui prescrire de la biafine quand il a vu la demoiselle arriver. Il s’est immédiatement rendu compte qu’en plus de ses coups de soleil, particulièrement étendus, elle souffrait d’une acnée presque purulente, avec des boutons qui oscillaient de la couleur rouge à blanchâtre, en passant par le jaune pus, couleur qui se démarquait particulièrement sur le rouge brûlé.

Il pense que l’adolescente a dû s’habituer à son acnée, mais quand même il l’enverrait bien chez un dermato… Et puis, en la regardant de plus près, il réprime un haut le cœur. Un peu de professionnalisme, tout de même. Mais ce qu’il voit présentement le révulse littéralement, même si le scientifique enfoui au fond de lui semble fasciné (de manière tout à fait morbide, il en a conscience).

Sous le rouge du coup de soleil, entre les boutons jaunâtres, presque en filigrane, des points blancs, de cinq millimètres à un centimètre de diamètre sont disséminés sur la surface de sa peau. Ils ressemblent à des cloques, mais à y regarder de plus près encore, et là, Monsieur Dupré doit se forcer à ne pas détourner la tête, on s’aperçoit que ces cloques semblent bouger un peu, comme si elles étaient pleines d’un liquide quelconque. Il demande à la jeune fille si elle sait ce que peuvent être ces cloques, elle lui répond qu’elle pensait que c’était lié au coup de soleil, des cloques de brûlures. Il comprend mieux pourquoi elle consultait pour “un coup de soleil”. Il lui demande alors de ne pas regarder et s’arme de courage. Avec un scalpel stérilisé, il découpe le bord d’une des cloques, pour faire sortir le pus qu’il pense y trouver. A peine a-t-il perforé la peau qu’un flot de minuscules araignées s’échappe par l’orifice. Monsieur Dupré manque de vomir, mais voyant que la jeune fille est sur le point de s’évanouir, il prend sur lui et s’occupe d’elle.

Lorsque l’ambulance arrive pour amener sa patiente à l’hôpital, Monsieur Dupré ferme son cabinet, conduit jusqu’à la plage déserte en cette saison, et hurle son dégoût, son horreur à l’océan. Il voudrait prendre sa retraite pour ne plus jamais voir ça, mais il va devoir continuer à soigner ses patients, qui comptent sur lui, comme si rien ne s’était passé, sachant qu’un jour il pourrait revivre cette scène. Cette pensée lui donne la chair de poule. Il ne dormira pas ce soir.

Le bateau ivre

C’est sa dernière nuit au port avant de repartir en mer pendant six longs mois. Ce soir il a arpenté les tavernes, il a bu, il a joué et il a dansé avec des femmes à l’âge et la beauté discutables, mais assez affectueuses pour que le reste n’importe pas. C’est maintenant le petit matin, le navire doit quitter le port à la marée de midi, il a donc quelques heures devant lui pour se rendre présentable et être capable de faire son travail correctement. Il devrait dormir mais sait que le réveil sera horrible. Alors il se dirige vers les quais pour voir son foyer depuis de nombreuses années et pour les six mois à venir. Il va s’asseoir sur le ponton, de manière à toucher la coque du navire avec sa main. Il sent le bois frais sous sa paume, le bateau tangue doucement sur l’eau. Ce contact familier le rassure et lui permet de se remettre les idées en place. Il avait la permission ce soir de dormir à terre, mais il se sentira mieux dans sa couchette, de toute façon, il n’a plus d’argent pour prendre une chambre dans une auberge.

Une fois seul dans sa couchette, il se laisse bercer par le roulis régulier du bateau. Il ne dort pas, il se repose et pense à ses nombreux voyages à bord du bâtiment. Il a toujours fait partie de son équipage, depuis ses dix ans quand il s’est engagé comme simple mousse. Le voilà maintenant premier maître.

Perdu dans ses pensées, il ne sent tout d’abord pas le roulis plus fort du navire. Mais quand il se lève pour aller soulager sa vessie et qu’il est obligé de se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre, il se dit que quelque chose ne va pas. Il va sur le pont et constate que la mer est calme, mais le navire tangue plus fort encore.

Il sent en provenance des calles une odeur tenace de rhum et descend. La cargaison a été chargée à bord du navire dans l’après midi, et elle contenait entre autres plusieurs tonneaux de rhum, mais cela ne devrait pas sentir aussi fort. Une secousse manque de le faire tomber, le bateau a touché le ponton à force de tanguer aussi fort. Et puis tout se calme, comme en suspens… Le marin continue sa descente vers les cales, en se tenant aux murs. Lorsqu’il arrive, l’odeur de rhum est entêtante, il s’aperçoit que deux tonneaux sont renversés, leur contenu formant une large flaque sur le plancher, qui est déjà bien imbibé d’alcool. Dommage pour ces marchandises, mais il ne peut rien faire pour récupérer le rhum. Il cherche donc la serpillière et commence à nettoyer les dégâts. Une autre secousse se fait alors ressentir, et le bateau tangue de plus belle. Il arrête de nettoyer, le bateau arrête de tanguer. Il recommence, le bateau aussi… Se sentant pris d’un doute, il essaie de parler au navire, lui disant d’arrêter ce petit jeu et de le laisser faire son travail. Il n’en est pas sûr, mais il croit entendre un grincement dans le bois, un grincement qui semblait mécontent. Il songe alors à la quantité d’alcool qu’il a lui-même ingurgitée ce soir, et se dit qu’il commence à délirer, s’il croit que le navire lui répond. Il va alors chercher un grand seau d’eau et le lance sur la flaque de rhum. Il ressent alors un tremblement sous ses pieds, mais le bateau ne tangue plus, enfin, plus trop.

Perplexe, il se dit qu’il ferait bien de dormir, finalement.

Au rapport

L’officier Glub s’assoit devant son bureau, insère une feuille dans la machine à écrire et vérifie que sa tasse de café est encore chaude. Se relève pour la remplir de café chaud. Se rassoit devant la feuille blanche, prêt à rédiger son rapport. Et se demande comment diantre il va pouvoir expliquer la situation à ses supérieurs.

Sa mission sur Terre lui semblait d’une simplicité enfantine, il lui suffisait de s’accoupler avec une des créatures autochtones (qui, il est vrai, présentent de grandes similarités avec les habitants de l’astéroïde B612) un nombre suffisant de fois afin de déterminer si un croisement est envisageable entre leurs deux espèces.

Chez lui, cette mission aurait duré un mois tout au plus, mais ici, il est tombé sur quelques complications que son équipe de support technique n’avait pas envisagées. Certes, la détermination du sexe des individus a été chose relativement aisée, et Glub n’a abordé qu’une fois par erreur un jeune mâle  qui présentait pourtant plusieurs attributs qu’il aurait qualifié de féminin (longue chevelure, absence de pilosité sur le reste du corps, une peau douce, une voix légèrement aigüe et rire haut perché). Mais une fois le (ou plutôt la) bon partenaire en face de lui, tout a commencé à se gâter…

Tout d’abord, les terriens sont des gens compliqués. Même s’ils ont envie de copuler, ils feront comme si ce n’était pas le cas, comme si le fait de dire à une femelle « j’ai envie de mélanger nos gènes » était honteux… Dans ces conditions, Glub a eu quelques déboires avant de comprendre qu’il fallait faire croire aux femelles qu’il avait envie de tout sauf de sexe avec elles. Ces déboires incluant la neutralisation fortuite d’un Terrien par trop possessif. Un autre point bizarre, d’ailleurs, la notion de propriété qu’ont les terriens vis-à-vis de « leur » mâle ou de «  leur » femelle… Ce comportement de sexualité exclusive ne favorise aucunement les brassages génétiques, d’autant plus que la tendance majoritaire est l’accouplement au sein d’une même ethnie. Bizarre.

Ensuite, une fois que Glub a réussi à convaincre une ou plusieurs demoiselles de remplir sa mission, il s’est rendu compte que tout compte fait, recommencer rapidement avec la même femelle pour mettre toutes les chances de son côté n’était pas si facile. Alors même que les Terriens  paraissent si jaloux et possessifs, aucune femelle ne s’est montrée possessive envers lui. Au contraire. Après l’acte, elles sont parties, simplement, sans lui donner le moyen de les revoir, et une fois même en lui demandant une rétribution financière ! Etrange. Comment se forment donc les couples s’il n’est pas possible d’aborder n’importe quel individu, et si, une fois cet individu conquis, il ne reste pas… Très paradoxal.

Lorsque Glub commençait à se dire que sa mission était vouée à l’échec, il rencontra une fille, relativement jeune, qui accepta de se donner à lui plusieurs jours de suite. Il réussit enfin à voir une femelle pendant plus de deux mois, mais se demandait quand même quelle était la durée de leur cycle, puisque la demoiselle ne semblait pas enceinte. Il lui posa la question, ce qui engendra une crise de fou rire chez sa partenaire. Il apprit plus tard que les humains mettent la plupart du temps tout en œuvre pour éviter de procréer, malgré la dépense énergétique engendrée par la production de gamètes. Après une réunion au sommet avec son équipe de soutien technique, il a compris que la planète Terre était trop petite pour une reproduction exponentielle des humains, et surtout que comme les Hommes ne maîtrisaient pas encore les rudiments de la colonisation spatiale, ils devaient forcément limiter leur nombre de naissances. Il demanda alors à sa partenaire la  liste des modalités à remplir pour essayer plus activement d’avoir une descendance. Et il comprit que ce serait long… Très long, avant de pouvoir mener à bien sa mission.

D’abord l’entretien avec l’ascendance et les pairs de celle qu’il appelle maintenant sa « copine », puis l’acquisition d’un foyer commun, un point de théorie sur la pédagogie à appliquer quant à ce futur embryon… Elle lui a très clairement dit que cela se chiffrerait en années. Il a intégré cette notion, cela ne lui pose plus aucun problème, il espère que ses supérieurs comprendront.

Ce qui lui pose des problèmes, actuellement, ce sont plutôt les symptômes physiques qu’il commence à contracter, à chaque fois en présence de cette femme. Un mal de ventre affreux, le cœur qui s’emballe, quelques bouffées de chaleur. Il a bien l’impression que sa mission est compromise si elle lui a transmis une maladie, mais ce qui l’inquiète vraiment, c’est l’idée que ses supérieurs le rappellent à la base avant la fin.

Il doit réussir sa mission, il en est certain, ou mourir en essayant.

Le râle du zombie

Tapi au fond de son lit, il tend l’oreille autant qu’il peut. Il entend un bruit, comme une respiration derrière la porte du placard. Enfin, pas vraiment comme une respiration, justement, plutôt comme un souffle qui s’échapperait d’une gorge desséchée, comme un chat asthmatique qui prendrait sa respiration, mais le son semble humain. Il entend eeeeuuuuhh, ou bien rhaaaaaa, mais c’est presque articulé, enfin, il n’est plus sûr… Cela fait au moins quatre minutes qu’il n’a rien entendu, ça devient suspect. Il reste aux aguets mais commence à se dire que son imagination travaille trop, qu’il a passé l’âge d’avoir peur du croque-mitaine, qu’il ferait bien de dormir maintenant, avec la journée qui l’attend demain. Il cherche le sommeil en se tournant dans son lit, puis, n’y tenant plus, allume la lumière. Il regarde partout autour de lui, tout est normal. Pour se changer les idées, il rouvre son livre de chevet, l’écume des jours, se laisse dériver, porté par la poésie et l’imaginaire du texte.

Quand ses yeux papillonnent, il pose son livre, éteint la lampe et trouve le sommeil. Le lendemain, déjà, il n’y pense plus et s’éreinte au travail. Quand vient le moment du coucher, il tombe de fatigue et s’endort aussitôt. Il fait alors un rêve étrange où il est le seul vivant au milieu de zombies, mais n’a pas peur. Les zombies, contrairement aux idées reçues, n’ont plus besoin de manger, ne sentent rien et ne voient pas les vivants. Il semble donc invisible et observe la ville où il est, laissée à l’abandon par les hommes. Au matin, il éprouve une sensation bizarre, comme s’il avait oublié quelque chose d’important, mais ne traîne pas, une longue journée l’attend encore.

Quand il va se coucher ce soir-là, il prend le temps de se détendre, puis s’endort comme un enfant. Il se réveille en pleine nuit, garde les yeux fermés car il entend encore le bruit. Il se fige dans son lit, comme si ça pouvait changer quelque chose, puis ouvre un œil. Et le regrette aussitôt…