Nouveau message

Cela fait trois fois qu’il essaie de l’appeler, mais à chaque fois il est tombé sur sa messagerie. Pris de court, il a raccroché à chaque fois. Bien sûr, avant d’appeler, il repasse dans sa tête ce qu’il voudrait lui dire, mais quand il entend la petite voix dire à quiconque l’entend qu’il est bien sur la messagerie du 05 46 16 95 98, il panique, oublie tout ce qu’il a pu préparer et raccroche. Il n’est pas prêt.

Faisant les cent pas dans son studio, il envisage d’écrire son texte pour ne pas l’oublier, pour que ce soit construit, pour qu’il n’ait pas l’air stupide sur ce maudit répondeur. Oui, mais s’il arrive enfin à l’avoir en personne ? Il ne paraîtrait pas très spontané en lisant sa petite fiche. Il n’est plus sûr de rien maintenant. Est-ce vraiment une bonne idée de l’appeler ? Ne vaudrait-il pas mieux lui écrire une lettre ? Peut être après tout. Mais il voudrait quelque chose de plus… non, de moins formel qu’une simple lettre. Il voudrait vraiment lui parler, et entendre sa réaction au bout du fil. D’où son angoisse du répondeur. Et puis il doute. Est-ce vraiment une bonne idée ? Comment sera-t-il reçu ? Et s’il ne voulait pas entendre parler de lui ? S’il lui raccrochait au nez ? Et si c’était un mauvais numéro ? Après tout, son nom n’est pas donné sur le message automatique, peut être s’est-il trompé…

Il envisage un instant d’y aller en personne, de faire le voyage jusqu’à La Rochelle et d’attendre, mais il a tellement peur d’être rejeté ! Ce serait moins désagréable par téléphone, enfin, c’est ce qu’il se dit. Il n’en sait rien après tout.

Il se dit qu’il rappellera dans trois heures, ça lui laissera bien le temps d’être de nouveau disponible et de répondre, cette fois-ci. Oui, mais que faire pendant trois heures ? Il allume la télé, n’arrive pas à se concentrer sur l’émission de débat politique qu’il a l’habitude de regarder à cette heure et zappe sur le jeu de la une. Il s’absorbe dans des questions de culture générale plus ou moins intéressantes (Qui furent les disques d’or de l’année 1996 ? Combien y a t’il de coquillettes en moyenne dans un paquet de cinq cent grammes ? Qui a écrit Le Prince ? De combien de millimètres en moyenne poussent les cheveux en cinq ans ?). Il regarde sa montre. Dix minutes sont passées. Il s’allonge sur le canapé, tente de faire une sieste, se relève, essaie de rappeler mais raccroche à la deuxième sonnerie.

Il change d’avis, appelle son ami d’enfance et l’invite à passer l’après midi chez lui. Celui-ci accepte et arrive un quart d’heure plus tard. Alors le temps semble passer un peu plus vite, entre la console, les discussions animées sur la politique, la musique ou les voyages qu’ils aimeraient faire. Evidement, il n’aborde pas le sujet qui lui tient à cœur aujourd’hui, il sera toujours temps d’en parler un autre jour, quand il sera fixé. Au moment où son ami est sur le point de partir, il voudrait le retenir, lui demander son aide, mais il se tait. C’est à lui seul de gérer la situation, même si la boule qu’il a dans l’estomac depuis le début de l’après midi semble s’étendre à tout son ventre et remonter jusqu’à sa gorge.

Une fois seul, il se remet en mémoire ce qu’il a l’intention de dire, afin d’être sûr de lui quand il l’aura enfin au bout du fil. Il travaille son texte au cas où il tombe encore sur le répondeur. Il s’entraîne à parler dans le combiné et répète encore une fois avant de se lancer. Alors il s’assoit à son bureau, tape le numéro qu’il connaît maintenant par cœur, vérifie tous les chiffres pour s’assurer de ne pas faire un faux numéro, prend une grande inspiration, et lance l’appel. Après cinq sonneries, le répondeur lui répond, encore. Résigné, presque sûr de lui, il laisse son message.

Commence alors l’attente pendant laquelle il vérifiera que son portable ait assez de batterie, qu’il ne soit pas éteint, qu’il n’ait pas raté d’appel. Il décrochera toujours à la première sonnerie, et sera déçu lorsqu’il reconnaîtra la voix de son correspondant. Petit à petit, il s’efforcera d’oublier ses espoirs, se disant que son appel n’a pas reçu l’accueil escompté. Sa vie reprendra son cours, avec une nouvelle blessure qui mettra du temps à cicatriser. Il n’osera jamais rappeler, aura peur de s’imposer mais quelque part au fond de lui, il attendra toujours un appel particulier.

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Lorsque Madame Menard rentre chez elle ce soir là, son mari est encore en séminaire avec ses collègues pour le week-end. Elle pose ses clés sur le meuble de l’entrée, met en marche le répondeur et enlève ses chaussures avant de les ranger dans le dressing. Le premier message vient de sa mère qui veut prendre de ses nouvelles, elle la rappellera plus tard. Elle écoute plus attentivement le deuxième message, celui d’un jeune homme, d’après la voix, qu’elle ne connaît pas. Elle se fige. Remet le message en question en s’asseyant par terre.

« Bonjour, monsieur Menard, je m’appelle Simon Roussel et à priori, vous ne me connaissez pas, mais vous avez dû connaître ma mère, Manon Roussel. Je sais que vous la fréquentiez dans les années 1980, entre 1987 et 1989 et qu’elle vous a quitté sans vous donner d’explication. Je ne sais pas comment vous annoncer ça sur un répondeur, j’aurais préféré vous parler de vive voix, mais j’ai de bonnes raisons de penser que vous êtes mon père. Cela doit certainement vous paraître abrupt, mais je suis né le 21 décembre 1989 et je n’ai jamais connu mon père. Ma mère n’a rien voulu me dire alors j’ai mené une sorte d’enquête ces six derniers mois, et tout se recoupe. Bien sûr, je ne vous obligerai à rien, mais j’aimerais vous rencontrer. Si vous ne voulez pas entendre parler de moi, je pourrais le concevoir et je ne vous dérangerai plus. Mais si vous aussi souhaitiez faire connaissance, vous pouvez me joindre au 06 55 34 68 93. Je vous précise qu’il s’agit d’une démarche de ma part uniquement, ma mère ne sait rien de tout cela. J’espère avoir de vos nouvelles prochainement. Bonne soirée. »

Madame Menard, effondrée, se relève et reprend ses esprits. Elle-même n’a pas d’enfant, elle n’en a jamais voulu et son mari s’accommode très bien de cette situation, il n’en a pas réclamé. Mais elle prend tout de même peur. Elle ne peut imaginer un instant de voir sa vie chamboulée par un enfant de son mari et d’une autre. Elle n’a pas envie de voir son univers saccagé par la reconstitution d’une famille qui ne serait pas la sienne. Alors elle efface le message, se sert un verre de porto et va faire couler l’eau de son bain. Elle a mauvaise conscience, mais elle sait que sa décision est la bonne. Et sa mauvaise conscience finira par la quitter un jour ou l’autre.

Le féminin de Pater

Si le féminin de Pater, c’est patère, peut être que le féminin de Papa c’est papaye. Comme la papaye se ramasse à la foufourche, on peut en conclure que le pas se ramasse avec un fou, et donc le point avec un désaxé. Alors le poing n’est plus dans l’axe et au lieu d’atteindre la face, il rejoint la périphérie au niveau de l’oreille gauche. Conclusion, il ne faut pas piquer maman avec une fourchette ou l’on risque de se prendre une baffe.

Sous la douche

Le réveil sonne. Je fais comme si je ne l’entendais pas et essaie de me rendormir. Il sonne encore.

Je me lève et cherche à tâtons la porte de la salle de bain. Je la tire vers moi en avançant, me cogne la tête. Aïe. J’allume la lumière et ferme les yeux, le temps que mes rétines s’habituent à la luminosité. En attendant, je fais un détour par les toilettes, les yeux mi-clos.

En grognant, j’ouvre l’eau de la douche et règle la température. Il fait froid mais je n’aime pas l’eau trop chaude. Quand la température semble bonne, je tends un orteil sous l’eau. Ca passe, alors je rentre dans la cabine et ferme les portes. Je ferme encore les yeux pour laisser couler l’eau sur mon visage tandis que le temps fait son travail et me réveille petit à petit. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis que je suis là, immobile sous l’eau qui coule. Je suis bien. Puis je pense qu’à un moment, il va être utile de me savonner, avant qu’il n’y ait plus d’eau chaude. Je presse sur mes cheveux le shampooing qui me sert aussi de gel douche et me frotte tout le corps. Je suis déjà plus énergique en rouvrant l’eau pour me rincer, j’ai presque envie de chanter, alors je sifflote. Enfin, j’essaie, mais sous l’eau ça ne rend rien. Je profite de la sensation de l’eau sur moi, quand je sens une pointe de fraîcheur. Je coupe l’eau froide, mais l’eau ne cesse de refroidir. Toute sensation de bien être évanouie, je peste contre ce maudit chauffe-eau qui est si petit, et surtout contre ma colocataire qui s’est encore fait plaisir avec l’eau chaude, sans chercher à savoir si j’en avais besoin.

Il est l’heure de commencer ma journée, je suis de mauvaise humeur. J’espère qu’il reste du café.

La fin des haricots

Il est 19h13 et dans quelques minutes, tout sera fini. Armée de sa fourchette, la petite Lisa pioche régulièrement dans son assiette. Elle mange un haricot après l’autre, mécaniquement, sous l’œil sévère de sa tata. Elle n’aime pas les haricots. Mais elle sait qu’elle n’y échappera pas, pas sous l’oeil attentif de sa tata Yolande. Depuis qu’elle l’a surnommée tata Yoyo devant ses copines pour rigoler, sa tata est devenue plus stricte avec la pauvre petite Lisa.

Une lueur malicieuse passe sur la frimousse de Lisa. Elle va essayer de ne pas tout finir, mais ça va être un véritable challenge. Elle ne peut pas faire semblant d’être malade, elle n’a pas de chien, et le chat n’est pas fou, il sait bien que les haricots c’est bien moins bon que les boites de thon…

En faisant semblant de s’étirer, elle ramène un pli de son T-shirt près de la table, et continue de manger, un haricot après l’autre. Elle profite du fait que sa tata regarde la fenêtre pour faire semblant d’éternuer. D’un grand mouvement de tête, elle plonge vers l’assiette, avec ses mains près de sa bouche. Elle attrape deux haricots au passage,et les glisse dans le pli de son T-shirt en s’essuyant les mains. Elle se fait gronder parce qu’elle n’est vraiment pas une petite fille propre et qu’elle ne sait pas se tenir, mais ces deux haricots, elle en est sûre, elle ne les mangera pas !

C’était presque trop facile. Elle pousse un peu plus loin le défi et mange avec entrain, en félicitant sa tata sur ses talents de cuisinière. Elle lui dit que c’est vraiment meilleur que les haricots que sa maman lui prépare. Sa tata semble flattée, alors Lisa continue. “C’est vraiment dommage que tu ne puisses pas en avoir alors que c’est toi qui les as faits!”. Yolande lui répond qu’elle connait très bien le goût des haricots et qu’elle ne voudrait pas priver une si charmante petite fille de son diner. Raté. Ce n’était pas très subtil.

Lisa continue de manger un à un ses haricots. Il ne lui en reste plus que quatre. Discrètement, elle en coupe un en petits morceaux, qu’elle dissémine sur toute la surface de l’assiette. Elle met les trois autres dans sa bouche, les mache mais ne déglutit pas, enfin, pas pour de vrai. Elle montre son assiette (presque) vide à sa surveillante qui la met dans l’évier pour la vaisselle. Lisa jubile. Elle va attendre environ cinq minutes avant d’aller recracher les trois haricots qu’elle a caché dans sa bouche. Elle est fière d’avoir trompé la vigilence de sa tata et d’avoir esquivé ces six haricots.

Mais la prochaine fois, c’est sûr, elle fera mieux.

Briser la glace

Mon papa m’a dit que son métier, c’est de briser la glace… Je me disais bien qu’il fallait que quelqu’un coupe les morceaux de glace pour qu’ils rentrent dans les carrés du bac à glaçons, mais savoir que c’est mon papa qui fait ça !

Il doit aller chez plein de monde pour vérifier qu’il y ait assez de glaçons pour l’apéro, c’est un métier très utile, ça, c’est sûr ! J’aimerais bien qu’il me présente à ses collègues de travail, ceux qui font en sorte que la lumière s’allume quand on ouvre la porte du frigo, ou bien ceux qui remplissent les réserves de gâteaux… Grâce à eux, la vie est tellement plus belle !

Et moi, quand je serai grand comme mon papa, je serai celui qui remet toutes les paires de chaussettes ensemble, pour être sûr qu’aucun petit garçon ne soit obligé d’aller à l’école avec des chaussettes dépareillées…