Le commerce des losanges

Thomas entrouvre la porte de la boutique et s’arrête sur le seuil, intimidé. Tout autour de lui, du sol au plafond se trouvent des centaines de losanges colorés, faits de papier, de tissu, ou de matériaux que Thomas ne connait pas. Certains reflètent la lumière, si bien que même si la boutique n’a qu’une petite fenêtre, elle semble étinceler de l’intérieur.

Un vieil homme attend en souriant derrière son bureau. Il sait que ses clients ne sont pas pressés et qu’ils ont envie de s’approprier ce lieu et ces objets avant de demander conseil. Le regard de Thomas est attiré par un des cerfs-volants rouge et vert, il croit voir un dragon qui s’envole, mais ce n’est que son imagination. Le vieil homme regarde attentivement le petit garçon, et, quand il sent que celui-ci est prêt, il actionne une manivelle qui met en mouvement tous ces cerfs-volants jusqu’ici immobiles. On dirait qu’un léger souffle de vent donne vie aux objets, que ce ne sont alors plus de simples losanges faits de baguettes de bois et de tissu mais de réels oiseaux, insectes, dragons… Une espèce de pic-vert se pose doucement sur l’épaule de l’enfant émerveillé. Il ose à peine bouger tant il est subjugué par ce qui se passe autour de lui. C’est maintenant un nuage d’êtres volants qui tournent autour de Thomas. Au comble du ravissement, il ferme les yeux.

La boutique a retrouvé son calme, chaque objet a repris sa place, et le vieil homme semble n’avoir jamais bougé. Seul le cerf-volant à l’effigie d’un pic-vert, maintenant dans la main de l’enfant, lui rappelle la magie qu’il a vue ici il y a à peine quelques instant. Thomas se frotte les yeux, pour être sûr qu’il n’a pas rêvé. Puis, avec un haussement d’épaules, il s’approche du comptoir et fouille ses poches pour trouver le peu de monnaie qu’il lui reste. Il ne retrouve qu’une petite pièce et un ticket de bus, les pose devant lui avec son plus beau sourire et guette la réaction du commerçant. Le vieil homme, avec un clin d’oeil, ramasse la monnaie et raccompagne l’enfant à la porte. Thomas s’arrête sur le seuil pour fixer sur ses rétines l’image de cette boutique unique à ses yeux. Puis il se concentre sur le trésor qu’il a dans les mains et remercie le vieillard, mais celui-ci a déjà disparu, laissant Thomas seul sur le trottoir.

Au coin du feu

Froid. Humide.

Le félin sent le carrelage froid sous ses pattes, un courant d’air désagréable qui le refroidit. Il entend des sons qui viennent de la grande salle, les humains doivent être là. Il ne veut pas vraiment les voir, se passe bien d’eux en ce moment, mais il sait une chose sur les humains, c’est qu’ils sont chauds.

Bruits de voix, crépitements, odeur de brûlé.

Le chat est entré dans la grande salle, il sent la présence du petit humain, source d’ennuis, et tente de l’éviter. Il a appris à se faire petit, marche sans bruit sur ses pattes de velours et reste hors de vue de ce petit être maladroit. Son odorat l’avertit d’un danger, mais personne n’est alarmé, et puis ici, la chaleur est confortable.

Chaleur, bien être.

Le félin s’est rapproché prudemment du feu. Il n’a pas été vu, ne fait toujours pas de bruit. Le sol sous ses pattes est chaud maintenant. Il sent les gradients de chaleur. Trouve la position idéale. Tourne sur lui même pour être sûr d’avoir pris la meilleure place. S’allonge sur le sol qui le chauffe doucement, près d’un courant d’air chaud, agréable. Ne peut retenir le ronronnement régulier qui marque sa satisfaction. Oublié, le petit d’homme.

Détente, sommeil.

Chaleur.

Frissons

Pelotonnée sous sa couette, elle tente tant bien que mal de se réchauffer. Elle frotte ses bras et bouge ses jambes afin de produire quelque chaleur qui pourrait s’emmagasiner entre ses draps. Elle sent un léger courant d’air, venant de la fenêtre qui lui paraît si fine, et ne peut empêcher un long tremblement de parcourir tout son corps, partant de son cuir chevelu et se perdant au niveau des mollets. En claquant des dents, elle bouge de plus belle au fond de son lit.

Le jeune garçon rentre seul de l’école jusque chez lui. Les mains serrées sur son cartable, il avance le plus rapidement possible, sachant qu’il a déjà trop traîné à la sortie de l’école. Si ses parents sont là tous les deux, il a peut être une chance de passer inaperçu, mais si son père n’est pas encore rentré, il va avoir droit à un sacré savon. Il presse encore un peu le pas, et regarde la rue devant lui. Il voit alors au coin de la rue les trois terreurs du quartier. Gémissant intérieurement, il tente de se faire le plus petit possible, et ralentit un peu pour ne pas avoir l’air d’avoir peur d’eux. Il avance en fixant un point devant lui sur le trottoir et espère qu’il s’en tirera cette fois-ci. En passant devant les trois grands, il fait tout son possible pour ne pas lever les yeux sur eux. Il sent alors tous les poils de sa nuque se hérisser, presque un par un, et prie de tout son cœur pour que ce soit pas une mauvaise prémonition.

Marc et Julie se sont donné rendez-vous à 17h30, à la sortie des cours. Ils vont rentrer ensemble, et peut être même se tenir par la main. Ils ont attendu ce moment tout l’après midi, depuis que leurs petits messages glissés de main en main ont été échangés et que tout soit clair entre eux. Julie arrive à l’heure, Marc la rejoint cinq minutes plus tard, légèrement essoufflé : le professeur voulait lui parler en tête à tête, et il s’excuse de son retard. Après un instant de flottement, ils sourient timidement et prennent la direction de leur quartier. Marc, le cœur battant à tout rompre, tente sa chance et effleure la main de Julie. Celle-ci ressent comme une décharge électrique, mais ne retire pas sa main. Ils marchent ainsi quelques minutes encore, décident de s’arrêter dans le parc près de chez eux. Là, ils s’assoient sur un banc, regardant tous les deux au loin, gênés, mais se tenant encore la main. Au moment où Julie tourne la tête en direction de Marc, il se met à tousser. Elle détourne alors les yeux, déçue. Marc se sent misérable et lui lance un coup d’œil, mais elle ne le voit pas. Il voudrait prendre son courage à deux mains mais n’ose pas dire un mot. Il se dit que c’est maintenant ou jamais, et alors, comme dans un film au ralenti, il lâche la main de Julie, lève son bras et le passe autour des épaules de la demoiselle. Il espère très fort qu’elle ne remarque pas sa maladresse. Elle ne réagit pas, trop troublée pour faire quoique ce soit, elle a trop peur de briser l’instant mais n’arrive pas à lui faire comprendre qu’elle apprécie vraiment son geste, et qu’elle l’attendait. Marc, ne se sentant pas repoussé, caresse le cou de Julie, avec ce qu’il pense être de la douceur. Julie frissonne, son tout premier frisson de plaisir. Marc, pensant qu’elle a froid, la tient un peu plus serrée contre lui.

Il se ballade tranquillement, flânant dans les rues pour passer la demie heure qu’il a devant lui avant de reprendre le travail. Il croise une jolie jeune fille (peut être un peu trop jeune pour lui, mais qu’importe), lui sourit. Elle ne le remarque pas, mais là aussi, peu importe, il est de bonne humeur aujourd’hui. Il laisse son regard glisser le long des vitrines. Il passe devant une librairie, regarde les livres pour enfants, puis un magasin de chaussures, une boulangerie (il se prendrait bien un beignet, mais il a déjà bien mangé ce midi), un tabac-presse, une pharmacie. Il soupire devant la publicité vantant les mérites de la nouvelle crème anti-cellulite, et là, horreur, son regard est accroché par cette image détestable montrant un ongle à moitié pourri avec une immonde bestiole, devant symboliser un champignon, en train de le soulever pour passer dessous. Il tourne vite les yeux, mais c’est trop tard, l’image a passé le filtre de son cerveau. Il ne peut réprimer le frisson de dégoût qui s’empare de lui. Il continue de flâner, évitant désormais de fixer les vitrines, et regarde les passants.

La cité des anges

Le ciel est bleu ce matin. A vrai dire, le ciel est bleu tous les matins. Et tous les après-midis. Et même tous les soirs. Je suis sûr que la nuit, le ciel reste bleu, il ne doit jamais faire nuit noire. Mais la nuit, ici, tout le monde dort, et il n’y a personne pour s’en étonner. Les seuls nuages que l’on aperçoit dans ce ciel d’azur ont tous des formes assez marquées pour que notre imagination travaille. Un dauphin ici. Et là, un château. Je reconnais encore un lapin, un tournesol, un dragon, un sapin, une fourmi, une Ferrari, la fée Clochette, un éléphant,  et Jessica Alba. Lassé de ce jeu, je descends jusqu’à la plage. Il fait assez chaud pour que l’idée de se jeter à l’eau soit alléchante, mais une agréable brise évite que l’on souhaite se damner pour un plongeon.

En quelques secondes, je suis prêt et me dirige vers cette calme étendue d’eau. Lorsque mes pieds sont mouillés, je n’ai pas besoin de faire de pause pour m’habituer à la température. L’eau est tiède. Presque trop, même. Je me lance à l’eau, mais en faisant attention à ne pas mouiller mon auréole. Je fais quelques brasses avant d’être rejoint par un jeune dauphin. Pour lui faire plaisir, je joue un peu avec lui. A califourchon sur son dos, je l’encourage à faire des bonds. Puis il me laisse près du rivage et je sors de l’eau. Je me laisse sécher au soleil avant de me rhabiller. Je me laisse tenter par le marchand de glaces et repars avec deux boules au caramel.

Je remonte vers le centre ville –entièrement piéton- en passant par le parc. Un parfum de roses flotte dans l’atmosphère, avec une discrète note de jasmin. Écœurant. Je croise quelques promeneurs, on se salue poliment d’un signe de tête. Dans ma tête, discrètement, je leur tire la langue.

Cela fait huit mois maintenant que j’ai rejoint la cité des anges, lieu de retraite des anges les plus méritants. Il est vrai que j’ai toujours fait mon travail d’ange de bon cœur. Je suis devenu un équilibriste hors pair à force de rester perché sur l’épaule droite de tant et tant d’humains en proie à des cas de conscience épineux. J’ai presque toujours su les orienter sur la bonne voie, les plus faibles comme les plus durs, sauf quand le diable en concurrence prenait l’apparence d’un mignon petit chaton. Et encore, une fois, j’ai réussi à arroser ce soi-disant félin d’eau bénie, ce qui a signé ma plus grande victoire et m’a assuré ma place dans la cité des plus grands. Si j’avais su…

Je me dois de l’avouer, maintenant que j’ai fait le tour de cette cité maintes et maintes fois, que je m’emmerde ! Oui, tout est beau, agréable, ergonomique, doux et j’en passe. Oui j’ai droit à un repos bien mérité. Oui, c’est moi qui ai demandé ma villa avec vue sur la mer. Mais enfin, quand je travaillais, sur Terre, je profitais autrement mieux de mes rares et courtes pauses ! Il me parait si loin le temps où on jouait à la belote en se racontant les échecs de ces pauvres humains, « les perles du paradis », comme on les appelait… Et le temps où on regardait ces jolies créatures appelées femmes… Ici, l’asexualité évite les tensions, certes, mais c’est quand même moins agréable à regarder ! Ce qui me manque plus que tout, ici, c’est l’incroyable diversité de spiritueux que l’humanité a réussi à inventer. Avec un faible particulier pour leurs bières, les rousses, évidemment, qui ont autant de goût que leurs femmes ont de charme…

Je marche encore un peu dans ce cadre idyllique, et prépare mentalement la requête que je vais soumettre au grand patron. Je ne sais pas quel marché conclure avec lui, ni même si quelqu’un a déjà essayé de marchander sa retraite, mais je voudrais donner de l’avenir à l’emploi des séniors et reprendre le travail. Oui, certainement, c’est une idée qui devrait mériter réflexion, ce n’est pas comme si les anges connaissaient le chômage, et la concurrence ne nous laisse aucun répit en ce moment… Et en échange, s’il y tient, je pourrai renoncer à jamais à mon droit de vivre le reste de mon éternité dans la cité des anges…

La mélancolie

Aujourd’hui, il fait beau. Je suis en vacances, et je n’ai rien à faire, à part profiter de ce temps libre.

Mes amis sont tous disponibles, mais je n’ai envie d’appeler personne. Je pourrais faire un tour jusqu’à la plage, ou bien regarder les vitrines au centre commercial, mais je n’ai envie d’aller nulle part. Je voudrais que ce soit l’automne et qu’il pleuve, que je reste sous la couette à maudire la météo. Je pense à mettre un DVD, mais aucun ne me fait envie. Le téléphone sonne, mais je ne décrocherai pas aujourd’hui. Un CD tourne en boucle depuis une heure et demie, et j’écoute distraitement Robert Smith me dire de sortir de chez moi.

Je jette un oeil à la fenêtre, c’est la fête dehors. Entre les couples qui se bécottent, les enfants qui piaillent et les oiseaux qui se croient dans un ballet, la nature célèbre le printemps. Je ferme la fenêtre et augmente le volume de la chaîne HiFi.

Je m’absorbe dans mes pensées, dans un état de semi-torpeur. Tout va bien dans ma vie, je réussis ce que j’enteprends (enfin, dans les grandes lignes), je suis heureuse de ma vie de célibataire et j’ai des amis sur qui compter. On dit même de moi que je suis une rigolote, une boute en train. Je n’ai pas de tracas particulier.

Mais aujourd’hui, j’ai envie de faire une pause dans ma bonne humeur permanente, de broyer du noir que j’invente pour l’occasion, envie de ne rien faire et de m’abandonner à la mélancolie qui m’attend gentiment, patiemment.

Je me roule en boule sur le canapé. C’est sûr que sortir prendre l’air me ferait du bien. Je ramène un plaid sur moi, ça peut attendre.