Auprès de ton arbre

Je t’offre un arbre, plus petit que toi encore, à planter ensemble dans mon jardin. Un tout petit arbre, perdu au milieu des marguerites comme tu l’es au milieu des hautes herbes. Un arbre qui grandira et s’épanouira en même temps que toi, sur lequel tu pourras compter les saisons. La floraison au printemps, puis la feuillaison ; le changement de couleur des feuilles, du vert à l’ocre ; la perte des feuilles dans le vent d’automne pour avoir des branches nues tout l’hiver. Et recommencer ainsi chaque année.

Un arbre immobile mais non immuable, qui t’attendra devant chez moi pendant que tu découvriras le vaste monde. Un arbre auprès duquel revenir régulièrement, pour lui raconter tes aventures ou rester contemplative sous ses fleurs-papillons. Un arbre autour duquel courir et exploser de vie pendant que petit à petit il s’enracine profondément. Un arbre pour enchanter tes sens à l’âge où un rien t’émerveille. Un arbre à croissance lente, pour nous apprendre la patience dans ce monde à grande vitesse.

J’en prendrai soin pour toi, de ce petit arbre. Je l’arroserai avec amour, je veillerai à lui laisser de la place, j’élaguerai ses branches mortes, je traiterai ses infections, éliminerai ses parasites pour que tu aies la joie un jour de pouvoir t’abriter sous ses branches colorées. Je le chérirai pour les souvenirs qu’il gravera en toi, avant que tu n’imprimes ta marque sur lui.

J’espère qu’avec le temps, tu prendras plaisir à t’occuper de lui, toi aussi. Que tu diras, la voix bien fière devant tes amis, que cet arbre a ton âge et que tu l’as planté quand tu étais haute comme trois pommes. Que tu sauras que tu es la bienvenue chez moi, seule ou accompagnée, pour deux heures ou deux semaines. Et qu’il te donnera l’envie de jardiner, de permettre à la vie de pousser autour de toi.

Je t’offre un arbre aujourd’hui pour te dire que je crois en demain.

La fabrique à cyniques

Prenez quelqu’un de volontaire, un peu sensible, un peu naïf, qui croit au libre arbitre et refuse la médiocrité. Une graine d’idéaliste. Puis, méthodiquement, minez, sapez ses fondations. Pire, érodez régulièrement son enthousiasme par une brise d’indifférence. Une mer d’immuabilité. Moquez le quand il doute. Montrez lui la vanité de ses actes. Son impuissance. Mais tenez le quand même pour responsable de ses échecs. Faites monter la pression, laissez mariner. Vous obtiendrez un cynique. Résultats garantis à plus ou moins brève échéance, selon la ténacité du sujet.

Il nous restera ça

La recette des bugnes et des pets de nonnes rangée dans mon classeur de recettes. Un cahier de mots croisés force 3-4 que tu n’auras jamais ouvert et que je n’ai pas eu le courage d’entamer. Ta photo souriante sur le bord de mon bureau. Ton inébranlable foi en l’amitié, les regrets pour la famille qui se déchire et part à la dérive. Un très joli service à thé, un pot à eau kitschissime, une poubelle de table un peu vieillotte, un contrat prévoyance. Un garage plein de meubles à récupérer, qui habilleront ma nouvelle maison et repartiront pour un cycle de vie. L’envie de te parler de ma vie, de te faire quelques blagues auxquelles tu aurais ri discrètement, faisant semblant d’être choquée – si tu t’étais vue si austère dans ton cercueil, arrangée comme un parrain de la mafia, je te jure que tu aurais ri. Le goût du Pastis et les boites d’apéro. La paix retrouvée après avoir abandonné la bataille, te sachant entourée, une dernière fois. L’approbation muette ou l’incompréhension face au brouhaha de la vie qui dérape. Une collection de poupées, souvenirs de vos nombreux voyages. La soif d’indépendance, la force tranquille, et puis la solitude face à tes deuils en cascade. Les assiettes remplies et re-remplies pour témoigner de ton amour, toi qui n’as jamais beaucoup usé des mots. Les billets glissés dans les boîtes de chocolat, pour nous rappeler qu’aussi grands qu’on soit, on n’est jamais pour toi que des gamins. L’image de ta poitrine découverte dans cette chambre d’hôpital, l’impuissance face à ce corps qui trahit et refuse d’obéir, puis la tranquille indifférence face à ces tracas matériels quand tu as senti qu’enfin c’était à ton tour de tirer ta révérence. Le courage de mener à bien ce qui doit l’être, de manière très pragmatique, sans chercher à savoir ce qui “se fait” ou pas. Le timbre de ta voix, un haussement d’épaules, le menton marshmallow que nous partageons déjà. Quelques chansons qui me font rire et pleurer à la fois, tant elles me font penser à toi. La gratitude envers cet employé des pompes funèbres qui a su ramener la solennité et te rendre à nouveau familière pour nous, au milieu de cette étrange journée où il me semblait qu’on parlait d’une grand-mère de conte de fées. L’envie furieuse de taper à la machine ou au clavier. Il nous restera ça. De toute une vie, il me restera ces souvenirs qui rejaillissent à l’improviste. L’impression de comprendre enfin ce que j’avais déjà entendu mille fois. Même si tu es morte, tu ne m’as pas quittée. Je partage encore ce quotidien à distance, cette relation en pointillés. Il me restera toi, dans un coin de mon cœur ou perchée sur mon épaule, pleine de sérénité en me regardant m’épanouir.

Friend zone

Ça y est. Il a réussi. Il est entré dans la friend zone. Il ne saurait dire exactement quand, mais après des efforts acharnés, des portes claquées, des paroles jetées à la tête et au vent, les voilà enfin amis. Non pas qu’il faille passer des tests et subir des épreuves insurmontables pour cela. Mais elle a soufflé le froid et le chaud, montré les dents et rué dans les brancards quand il avait affirmé trop tôt une connivence que seul le temps peut instaurer.

En partageant ses projets, en le voyant avancer, fourmi tenace, vers ses objectifs, elle se rappelle pourquoi elle avait tenté un petit pas vers lui, après l’orage mais avant que les heures et les rancœurs ne puissent balayer les fondations de cette amitié. Elle est infiniment heureuse qu’il lui ait tendu la main en retour. De leurs confrontations sont nées quelques belles inspirations, petites perles qui demeurent et témoignent de ce que, fugacement, ils furent.

Reste ce lien qui se tresse au jour le jour, mêlé d’enthousiasme, de profond respect, d’encouragements. Il la tire vers le haut, stimule sans cesse son imagination ankylosée. Il lui montre des possibles oubliés, réveille quelques ambitions et lui redonne le goût de la création. Elle admire son esprit et sa volonté, se réjouit sincèrement pour chaque petit rien ou succès éclatant qui pourrait faire son bonheur, tente de partager ses douleurs dans la mesure de ses moyens. Elle est là, à ses côtés, apprivoisée et sereine, curieuse de découvrir ce qu’ils ont encore à vivre ensemble. Et terriblement fière de pouvoir le compter parmi ses amis.

Peurs contre peurs

Je n’ai pas peur de mourir déchiquetée, éparpillée sur les pavés de la République ou ensevelie dans un couloir de métro. Pas peur que ma vie se suspende au fil d’un téléphone m’annonçant qu’une balle s’est perdue dans le cœur de mon amoureux au retour du travail. Ni que mon frère, dans son bar parisien, ne craigne pour sa vie au point de trembler à chaque demi servi, n’en perde sa verve ou n’en oublie les recettes de ses cocktails.

Je ne crains pas les terroristes plus que je n’ai peur d’un crabe importun qui choisirait mon sein comme garde-manger, d’un AVC qui volerait à jamais le rire ou l’esprit de mon compagnon ou d’un chauffard qui cueillerait dans un rond-point mon frangin sur son scooter.

Je n’ai pas peur de l’horreur brute, explosive, spectaculaire. Elle en fait trop, ça ne prend pas.

Mais je pleure devant les barrages qui cèdent les uns après les autres sous la déferlante émotionnelle. Je pleure devant la haine qui prend ses aises au bistrot, dans l’hémicycle ou à la télé et tabasse encore une fois cet Autre qui ne pourra jamais assez montrer patte blanche.

J’ai peur des barbelés qui égratignent et aveuglent l’humanité. Peur que les bougies tremblotantes au pied des monuments ne s’éteignent sous le vent des Rafales ou n’embrasent la bêtise crasse en un bûcher bien vite érigé. Je crains que certains, pieds et poings déliés par l’urgence, n’en profitent pour revenir à des pages de notre Histoire que nous avions tournées sans les effacer. J’ai peur que ce nouveau baobab médiatique n’occulte la horde de soucis grondants qui, livrés à eux-mêmes, finiront par engloutir nos forêts.

Et contre ces peurs, je me sens terriblement petite, goutte d’eau parmi des millions à contre-courant.