Le bistrotier

Elles sont arrivées à la même heure, chacune de son côté, se sont retrouvées et sont entrées dans mon bistrot pour boire un verre et manger un morceau. Avant même d’être installées, elles discutent à bâtons rompus. Elles me regardent à peine, s’installent dans un coin. Je sens bien qu’elles ne se sont pas vues depuis longtemps.

J’écoute leur conversation en parallèle de mon service. J’ai l’impression que tout y passe. Les dernières nouvelles, dans leur vie puis dans celle de leurs connaissances. Je les interromps pour leur apporter la carte et prendre leur commande. Quand je reviens, elles parlent de l’actu ciné, de l’actu musicale, de l’actu culturelle, de l’actu politique. À peu près tout en même temps. Un film rebondit naturellement sur un livre, qui les emmène sur un fait de société. Je débarrasse, elles se taisent dix secondes et me disent qu’elles ont apprécié. Leur assiette est vide, le pain a épongé chaque goutte de sauce, j’ai tendance à les croire.

Que le repas ne soit qu’un prétexte à leurs retrouvailles, c’est un fait. Mais elles ont l’air d’aimer autant l’un que l’autre. Et ça me rend fier. Je ne les presse pas, je repasse cinq minutes plus tard leur proposer café ou dessert. Elles sont en train de refaire le monde. Et sans une goutte d’alcool, s’il vous plait. L’une se voit d’ici dix ans en train de mettre un coup de pied dans la fourmilière et réformer tout ça. L’autre lui souhaite bien du courage tellement les choses sont inertes. Je garde mon sourire goguenard et leur propose nos nouveaux desserts. Quand elles suggèrent de partager un dessert pour deux, je devine déjà que je n’aurai pas de pourboire. Bah, ce n’est pas grave. Elles reviendront, sûrement.

Elles font traîner le dessert en longueur, comme si elles ne voulaient pas terminer leur repas, retourner à leurs occupations respectives et se laisser encore. Alors elles attendent d’être sûres d’avoir dit l’essentiel et beaucoup de superflu avant cette échéance. Elles ne prennent pas de café, mais si l’on y prend garde, on voit qu’il reste une demie cuillerée dans leur assiette. Je ne débarrasse pas, fais semblant de ne pas voir qu’elles restent là depuis 3/4h sans consommer. On n’est pas dans une brasserie parisienne, ici. Elles auront tout le temps qu’elles veulent, c’est offert par la maison.

Pas chassés

Déambulations. Enfiler des rues connues par cœur et les découvrir comme étrangères. Façades irréalistes, comme un stuc en train de se détacher par plaques entières. Marcher, encore. Marcher, encore. Et puis encore marcher, sans trop savoir pourquoi ni vers où ni comment. À peine se rappeler l’origine de cette fuite en avant.

Ellipse. Le volant entre les mains. Avaler les kilomètres, les paysages ; creuser l’écart. Avec quoi ?  Laisser derrière un cœur gourd, des sensations émoussées, une existence fadasse ? Ou bien quitter une vie étroite, poisseuse, pesante ? Sans vouloir la quitter pour de bon, ne pas trancher vraiment. S’en distancer, seulement. En inventer une autre ? Pas encore. Rouler entre deux, comme si le ronron du moteur pouvait anesthésier les adultes comme il endort à coup sûr les nourrissons. Comme si le vent frais par la fenêtre, par contraste, prouvait la vie et la chaleur qui coulent dans les bras, piqûre de rappel de luges enfantines et de joues rougies. Surtout ne pas penser.

Ne pas réfléchir. Pas de demi-tour. Tout droit rouler. S’arrêter quelques heures pour dormir, et le lendemain recommencer. Ne pas évoquer les visages inquiets de ceux qu’on laisse là-bas. Tirer sur les fils jusqu’à lentement s’en détacher. À 90 sur la départementale, les liens céderont d’eux-même.

Une fois la toile déchirée, la pression retombée, les attaches envolées, à court de carburant, la tempête apaisée, peut être de nouvelles envies se dessineront, qui mèneront vers de nouveaux horizons. Ou vers les mêmes, qui sait, après ce grand nettoyage de printemps.

De l’une à l’autre

Elles ne se connaissent pas, l’une est sortie de ma vie bien avant que l’autre n’y entre. Leur seul point commun est de m’avoir connue, et, pour un battement de cil ou trois éternités, aimée. Et pourtant, je retrouve chez l’une quelques soupçons de l’autre. Certains traits de caractère, ténus mais présents. Comme si la première, essuyant quelques plâtres, avait préparé le terrain pour la seconde en me donnant presque malgré moi ses clés. Et puis des goûts musicaux, des intérêts littéraires, des spécialités culinaires qui ont transité par moi. Quand j’ai fait miens les coups de cœur de la première, je ne les ai pas jetés aux orties à la fin de notre histoire. Je m’en suis imprégnée, ils m’ont marquée, et même encore maintenant. C’est donc tout naturellement que l’autre les a découverts. Les affinités étant ce qu’elles sont, il se trouve qu’elle aussi a eu des coups de cœur. En quelque sorte, l’une a façonné des bouts de l’autre à son image. Elle n’en saura jamais rien. Elles resteront a priori à jamais étrangères l’une à l’autre. Même si, j’en suis sûre, elles s’apprécieraient beaucoup si elles venaient à se croiser. Tant pis. Je reste ce maillon entre l’une et l’autre, seule à penser ces si, seul lieu où cette amitié par personne et années interposée est du domaine du probable, du possible, du crédible.

La Dent Grise

L’assemblée s’est réunie au clair de lune, comme chaque année, au solstice d’été. Chacune son tour, les participantes s’avancent et racontent une anecdote marquante sur l’année écoulée. Cela leur permet de partager avec leurs collègues les petites astuces du quotidien, de se sentir moins seules, de demander conseil au besoin. Et, très souvent, de rire ensemble.

Lorsque son tour vient de prendre la parole, Mimi, la petite souris grise, se lève, rejoint l’estrade et se racle la gorge. Elle a déjà choisi son anecdote dans le train pour se rendre à l’assemblée.

“Alors voilà, je voudrais me rappeler avec vous la fois où j’ai dû demander de l’aide pour réaliser ma tâche. J’allais récupérer, comme d’habitude, une dent de lait sous un oreiller, mais en m’approchant de cette dent, j’ai vu qu’elle n’était pas banale. Elle était grise. Je suis allée jusqu’à toucher cette dent, pour en savoir un peu plus, et des images sont apparues dans ma tête. J’ai alors vu, comme si c’était mon propre souvenir, la petite Myriam, âgée d’à peine deux ans, s’élancer dans la pente du parc. Elle riait de toutes ses dents, la petite Myriam, qui aimait tant filer à toute allure, sur ses petites gambettes. Elle riait tant et tant que, sans comprendre ni comment ni pourquoi, elle se retrouva à plat ventre, la bouche en sang. Puis je l’ai vue, quelques semaines et quelques mois plus tard, toujours tout sourire, avec une incisive joliment grisée. Une dent toute grise, pour qu’elle se rappelle qu’il faut lever les pieds en marchant, et regarder ce qu’on fait quand on court dans les bois. Et puis je l’ai vue encore un peu plus grande, avec de petits trous dans sa dentition : la petite Myriam devenait grande et commençait à perdre ses dents de lait. Et enfin, j’ai vu, comme des flashs, la dent grise en train de bouger, la langue de la petite fille qui jouait à la faire gigoter jusqu’à ce que pour finir cette dent tombe. Et que Myriam, consciencieusement, la dépose sous son oreiller.

Et c’était cette dent que j’avais sous la patte ! Cette dent qu’il fallait que j’emporte pour la remplacer par une piécette. Mais je voyais bien ce que signifiait cette dent grise pour cette petite fille : beaucoup plus que la perte d’une dent de lait. C’était un souvenir à part entière que cette dent, il me fallait la remplacer par une pluie de piécettes. Et je ne pouvais pas le faire seule.

Avant que l’aube ne se lève, j’ai couru demander de l’aide à mes amis les rats, beaucoup plus costauds que moi. Et je pris avec mois trois volontaires : le rat Arthur, le rat Merlin et le rat Dagobert. Ensemble, nous allâmes à ma cachette secrète en retirer un trésor de piécettes, que les rats mirent sur un traineau. Vite, il fallait faire vite avant que la famille ne se réveille ! Grâce à l’aide de mes compagnons, je suis arrivée à temps. Nous avons échangé les pièces contre la fameuse Dent Grise et nous sommes repartis sans bruit, juste avant que la lumière ne s’allume dans la cuisine. Il était moins une !

Une dernière fois, j’ai touché la dent, et j’ai vu la belle dent blanche qui allait repousser pour remplacer la grise. Il faudra en prendre grand soin, parce que cette nouvelle dent-là, Myriam la gardera toute la vie. Alors, petite fille, si tu m’entends, attention aux cailloux et aux poteaux quand tu cours, que tu fais de la trottinette, du vélo, de la planche à voile ou du saut en parachute.”

Mimi la petite souris descendit de l’estrade sous les murmures ébahis de ses congénères, qui savaient désormais qu’on pouvait compter sur leurs voisins les rats en cas de problème.

Une amitié particulière

Après avoir partagé nos premiers émois, passion adulescente qui a formé nos corps et nos cœurs,

Après avoir relevé côte à côte les challenges amoureux et pansé nos blessures mutuelles, renforçant complicité et connaissance intime de l’autre,

Après avoir noirci des pages, des cartes, des cahiers d’encre pour toi, pour abolir la distance et calmer les ressentis bouillonnants,

Après avoir pensé des toujours qui ont fâné avec le temps et la routine,

Après avoir ébrêché la confiance sur des vérités déguisées « pour se protéger »,

Après avoir constaté avec tristesse la divergence des chemins,

Après avoir souffert de savoir finalement vivre l’un sans l’autre,

Après avoir jaugé les hommes à ta mesure avant d’en trouver un inestimable,

Après avoir vécu mille joies et peines d’une formidable histoire d’amour et de son épilogue, reste un lien indestructible, résistant à la distance et au temps qui nous ont à l’époque tant fait de mal. Et même sans montre-relique pour te rappeler à mon bon souvenir, tu occupes à jamais une place singulière dans ma mémoire et mon esprit.