Les dissociées

D’une main tremblante, elle s’empare du micro, puis se lance, la voix hésitante. À peine a-t-elle commencé à parler que j’ai déjà perdu le fil, absorbée dans mes pensées. Après tout, je connais par cœur tout ce qu’elle va dire.

… professeurs qui avaient le sens de la formulation et qui ont pavé ma route de panneaux “toutes directions”.

Déjà la fin, je fais un effort pour me concentrer, il ne faudra pas que je rate les applaudissements, ça se remarquerait.

Et finalement, merci à la moi de vingt ans d’avoir si bien travaillé dans cette vie d’ivresse et d’insouciance ; merci d’avoir prémâché mon travail d’aujourd’hui, sans avoir la moindre idée à l’époque de combien ça compterait pour moi maintenant ; merci d’avoir été cette fille pas studieuse pour un sou mais assez sérieuse dans ses choix. Merci au passage à la moi d’il y a deux heures et dix minutes d’avoir posé ses toutes dernières idées par écrit pour que je les retrouve facilement ce soir devant vous. C’est bon de pouvoir compter sur vous.

Tiens, celle-là, je ne m’y attendais pas, on dirait que c’est sorti tout seul. Pas mal, comme idée. Il faudra que je la note, merci d’y avoir pensé. Il n’y a pas de quoi, ça me fait plaisir de nous être utile…

Halte précipitée

L’horizon s’est fermé, recroquevillé derrière un épais rideau de pluie jeté là pour l’occasion. Battante, tambourinante, clapotante, sifflante, crachante. Gare à celui qui voudrait passer, il pourrait par une bourrasque se faire emporter. Plus d’horizon pour l’heure, avenir en suspens. Même pas de petite lumière qui nous attend quelque part, l’obscurité s’est abattue sur la ville, d’un coup et sans même un coup de tonnerre en guise d’avertissement. Comme si ç’avait toujours été le déluge. Comme si maintenant, ça sera toujours le déluge. Remettez donc à plus tard ce que vous deviez faire hier, s’il n’y a même plus d’horizon, à quoi bon ?

S’il faisait moins sombre, si l’on avait le courage de sortir sans crainte d’une dissolution immédiate ou d’un envolement intempestif, si l’on y regardait de plus près, on verrait une petite pancarte grisâtre se balançant à hauteur d’yeux. Sous l’encre dégoulinante, tracés en majuscules d’une écriture tremblante, on déchiffrerait les mots suivants : Réouverture prochainement.

Le tunnel

“Faites de votre mieux, dans tous les cas, vous ne pourrez pas tout maîtriser”

Et si je n’arrive pas, moi, à faire de mon mieux ? Si je me connais assez pour savoir que “mon mieux”, je ne peux pas le tenir sur un an, que c’est trop me demander ? Et si je sais pertinemment que tout ce que je peux faire ce ne sera pas encore assez, au regard de mes propres exigences ? Mais que quand même, je pourrais bien en faire un poil plus que maintenant ? C’est quoi un poil, au final ?

“Faire de son mieux”, quelle malédiction ! Pire encore que celle d’avoir une vie passionnante… Sur quelle échelle objective “faire de mon mieux” se situe-il ? Avant ou après le stress qui me réveille à 4h et me laisse me rendormir cinq minutes avant que le réveil sonne ? Avant ou après les semaines d’isolement pour avoir une chance de me concentrer un peu ? Avant ou après avoir épuré ma chambre de toute distraction pour finalement me coucher à 22h parce que les tartines de texte écrites en 8, ça m’épuise ? À combien de nuits bien grignotées pour potasser ? Ça suffit, deux, ou c’est pas encore “mon mieux” ? Avant ou après l’eczéma entre les doigts, sur les coudes, les chevilles ? Avant ou après l’engloutissement quotidien d’une tablette de chocolat, même pas pour le goût, juste pour l’éphémère apaisement ? À quelle couleur de cernes, à combien de cheveux blancs ? Avant ou après la culpabilité sourde à chaque minute passée à glander ? Richter, si tu pouvais m’aider un peu, ce serait pas de refus… Tu le situes où, toi, “fais de ton mieux”, sur ton échelle ?

Alors, comme ça, je pourrais rater si près du but parce que j’ai vu le dernier film de Ben Stiller (mais  raté le dernier Miyasaki), cherché une musique sur internet (et créé trois playlists dans la foulée), découvert un blog, lu un énième article féministe/écologiste/politique ou épluché les informations ? Parce que j’ai profité d’un matin câlin, d’un repas de famille ou d’une soirée entre amis, joué avec mes chats et regardé pousser mes plantes ?

Et même si je fais vraiment de “mon mieux” (au pire, ça ne mange pas de pain de le dire), je pourrais rater quand même, non ? Pas de réussite assurée, c’est pas “agrégée ou remboursée”, cette année… Juste moi qui évaluerai à postériori tout ce que je n’ai pas assez fait pour assurer mon succès, tous les instants à côté desquels j’aurais dû passer pour imbiber quelques gouttes de savoir en plus dans mon cerveau éponge ? Alors même que je sais que je ne retiens que ce qui m’intéresse (et surtout pas les formules, gentiment consignées dans les bouquins de référence), je serais capable dans six mois de m’en vouloir pour une vidéo de bébé panda ou une grasse mat’ de trop.

“Détendez-vous, ça ne sert à rien de bosser comme des fous si vous craquez au dernier moment.”

Oui, mais se détendre, c’est justement réussir à oublier que le travail s’entasse. C’est accepter que chaque heure passée sans travailler, c’est une notion de plus qui ne sera pas maîtrisée, c’est laisser passer sciemment une chance d’approfondir un point problématique, c’est assumer pleinement que ce mécanisme, non, on ne le connaîtra pas le jour J.

Je crois que finalement, c’est bien le plus dur à apprendre, cette année. Se détendre. S’insoucier. Se dé-soucier, même. Quand ça a coulé de source pendant plus d’une décennie parce que sans conséquence aucune, quand ça devient un enjeu, tout d’un coup, je ne sais plus faire. Alors je regarde le temps passer. Bientôt, de toute façon, tout ça sera derrière moi. Il me suffit d’attendre. Et de faire de mon mieux.

Fleur de peau

Même les bouquets de nerfs se fanent et s’effritent.

Le cortisol distillé en continu mime les œstrogènes pubertaires ; les pics d’adrénaline tiennent lieu d’amphétamines. Et l’activité cérébrale intense se met à stimuler le relargage d’ocytocine. Pleurs et entrechats alternent aussi sûrement que pluie et soleil en Armorique ; Les larmes de joie dessinent les arcs-en-ciel.

Après une bonne décennie, c’est à nouveau le bordel des ressentis. Désespoir sans fond, ilots de sérénité, angoisse tétanisante, fierté rayonnante, doute omniprésent, plaisirs à la volée, culpabilité Carabosse qui repointe le bout de sa baguette maudite, shoots d’euphorie. Manque l’insouciance, partie en congés longue durée. Elle n’aime pas vraiment les idées fixes, les dates butoir ni les chaises musicales.

Et contre toute attente, une nouvelle métamorphose s’amorce. Une nymphe studieuse et opiniâtre s’étonne de se découvrir un brin masochiste. Évolution  ou élimination, ça vaut pour tout, finalement.

Les bouquets de nerfs finissent enfin par bourgeonner, peut être donneront-ils quelques fleurs.

Chronique du grand monde des grands

Tu sors pour quelques dizaines de minutes, une formalité administrative dont tu sais à l’avance que ce sera très administratif mais un peu plus qu’une simple formalité. Ça fait deux mois que tu attends que Pôle Emploi te rende ton dossier que de toutes façons c’est pas eux qui te paient mais ça passe par eux quand même. Deux mois que tu attends de l’avoir pour le donner à la fac -ton ex-employeur du public-, qui va prendre autant de temps pour finir par te payer ton chômage, et qu’à la fin tu seras payée tout d’un coup mais t’auras eu le temps d’être à la retraite. Et là, ils te renvoient ton dossier mais en fait il manque -encore- une pièce, ce qui relance la machine pour un bon mois (mais tu ne le sauras que plus tard, là tu crois encore qu’en y allant en personne ça peut accélérer les choses -oui, d’accord tu es naïve-). Bref. Il fait plutôt beau, avec un petit vent froid. Si t’étais n’importe où ailleurs, les couleurs d’automne seraient superbes, mais en région parisienne, entourées de béton, elles sont aussi tristes qu’un orang-outang en vitrine au jardin des plantes. Mais bon, comme tu prends l’air inopinément (t’es quand même censée bosser et cette balade au Pôle Emploi -que tu continues à appeler ANPE, comme une vieille que tu seras bientôt- a des allures de récré), tu profites du soleil édulcoré et de la fraicheur sur tes joues.

Sur ton trottoir, devant des sapins sur un socle de bois, qu’ont l’air perdus devant le Liddl, tu t’apprêtes à croiser une classe collégiens (qui vient d’en face), et un couple de petits vieux (qui arrive perpendiculairement, ça c’est pour être précise mais au final on s’en fout, ça servira pas pour la suite). Les collégiens sont très collégiens (quoiqu’ils aient l’air de marcher en rang par deux -voire trois ou quatre, mais c’est pas encore un troupeau, le collège doit vraiment pas être loin). Ils font plein de bruit pour se prouver qu’ils sont jeunes et cons vivants, ils chahutent, ils apostrophent les passants, sûrs d’être en supériorité numérique -et surtout, phonique. Le couple de vieux a vraiment l’air très très vieux. Du genre qui se tient par la main pour pas se perdre, pour garder l’équilibre ou parce que ça pèle un peu, ce petit vent froid. Ils ont les cheveux plus blancs que blancs, on dirait qu’ils ont échangé leur flacon de Dop contre un baril du nouvel Omo et ils essaient de se tenir bien droit dans leurs vestes à carreaux, avec plus ou moins de succès selon d’où vient le vent.

Bref, ça crie à qui mieux mieux en face, ça chuchote et ça chevrote à ta gauche. Et là, à un moment où tu t’y attends pas du tout (en fait tu te demandes comment passer sans te faire écrabouiller les pieds par les turbulents qui commencent à sauter dans tous les coins et en évitant si possible de déséquilibrer les anciens par un trop fort courant d’air), v’là le petit vieux qui sort la main qu’il avait dans sa poche -l’autre tient encore sa compagne-, qui l’agite bien haut en s’époumonant sur l’air que sont en train de scander les mioches. Instant de grâce, tout le monde a la banane ; les gueulards heureux comme tout de voir qu’on peut vieillir et rester fou ; les post-ados chargés de tenir leurs fauves qui ont gagné dix secondes de sourdine amusée ; le ptit vieux peroxydé que tu jurerais qu’il va faire un entrechat -cane d’un côté, Mamie de l’autre, ça doit être jouable, tu te retourneras pour vérifier. Et toi, surtout. Toi qui as sorti les pieds de sous ta couette et la tête de tes bouquins pour un tour dans le grand monde de grands, qui t’a réservé une belle surprise aujourd’hui.
Bon, après dix minutes à Pôle Emploi, c’est retombé, faut quand même pas déconner, ça peut pas durer toujours les yeux pétillants et le cœur léger. C’est pas plus fort que l’Administration, ça se saurait sinon. Mais tu regardes quand même au retour s’il reste pas un sourire de vieux et une guirlande de rires de minots accrochés à un sapin devant le Liddl. Et tu clignes même pas des yeux quand le soleil d’automne te fait comprendre à grand renfort de lumière dorée en pleine gueule que si, même à Paris, la vie ça peut être joli aussi.