Ginette

Midi. L’un après l’autre, ils sortent de la salle de cours. Le temps de ramasser ses affaires, et le couloir est désert. Elle les entend descendre l’escalier. Puis se compter, s’arrêter. Il en manque un. Ginette ralentit légèrement le pas à leur niveau, le cœur battant, sourire aux lèvres. Pour une fois, ils se seraient rendus compte qu’ils ne l’avaient pas attendue ? Tartempion la dépasse en courant ; son cœur se serre un peu, pas trop, ce serait bête ; elle lance vaguement un “bon appétit” et part de son côté. Ses oreilles traînent quand même, presque malgré elle. “… vraiment pas de quoi, on est une promo super, c’est tout…”. Finalement, elle accélère un peu, Ginette, à défaut de pouvoir se boucher les oreilles en chantant à tue-tête. Elle redécouvre un peu comme ça qu’il n’y a pas que la méchanceté gratuite qui puisse blesser.

Elle est grande, Ginette, elle s’en remet. Elle en prend son parti, choisit l’œil sociologue pour s’improviser une nouvelle carapace. L’ancienne, elle l’avait laissée tomber quand elle a pensé avoir assez grandi pour ne plus en avoir besoin. C’est vrai, c’est encombrant, une carapace, ça serre un peu aux entournures alors quand on sait bien s’entourer, autant s’en passer… Ses nouveaux yeux lui soufflent qu’en fin de compte, maternelle, lycée ou “monde du travail”, il n’y a pas tant de différence que ça. L’indifférence reste l’indifférence. Les mots sont un peu moins gros, le harcèlement moins physique. Mais au bout du compte, l’exclusion en pleine face et les portes closes sont toujours les mêmes. Elle se promet qu’elle s’en souviendra, Ginette, une fois rentrée dans son cocon. Qu’elle exercera son œil pour détecter chez les plus jeunes, les plus fragiles, les marques d’une vieille douleur qu’elle avait crue distancée depuis longtemps. Et qu’elle tendra des mains, plein, quand elle en aura l’occasion.

Le phœnix n’était pas mort

Bien sûr qu’il fallait espérer. Même si j’ai brûlé une copie du jugement chaque mois pour compter le temps passé sans toi. Je savais bien qu’il fallait espérer. Même si je n’osais pas. Pas après tout ce qui avait été dit. Pas après tes yeux dans les miens en me disant que non, tu ne reviendrais pas. Je savais bien que je pouvais compter sur toi. Même si tu avais eu le temps d’apprendre à me haïr. Même si l’image que tu avais de moi pouvait largement justifier ton départ et tes accusations.

Bien sûr on a comblé l’absence, on ne pouvait pas vivre avec ce vide béant. Bien sûr, sans jamais t’oublier, on s’est débrouillés, on a continué nos vies et toi la tienne. En sachant pertinemment que ce temps serait perdu pour tous, que rien ne le rattraperait. Quelques ponts jetés ont maintenu des contacts, ravivé des souvenirs. Mais de quotidien, même morcelé, il n’était plus question. Et chaque mois le feu salvateur me permettait de tenir, de respecter tes choix. Parce que la confiance s’accommode tellement mal de harcèlement ou de bourrage de crâne. J’ai opté pour le retrait. Bien sûr, ça prendrait du temps. Beaucoup. Mais la fin, je ne la devrais qu’à toi. Et ça valait toute l’attente du monde.

Et finalement, un beau jour, une lettre est arrivée. Lettre que je n’attendais pas encore, tant mon espoir se timorait au froid contact de ma rationalité. Lettre qui a allégé en quelques instants quatre ans de cœur-enclume. Tu étais grande et tu avais compris. Les larmes en cascades gouttaient sur les cendres anniversaires au fond de la corbeille en lisant de vaines excuses. Naïve que tu étais… Tu avais toujours été pardonnée, puisque de faute il n’y avait pas. Pas de ta part en tous cas. Et qu’il ne sert à rien de réécrire le passé. Seules compteraient désormais les années en partage, la complicité grandissante, la famille qui cicatrise lentement mais sûrement. Le bonheur éclatant qui revient, rejaillit, étincelle, sûr de son bon droit et plus fort que jamais. Et mois après mois, pour sûr, les années se multiplieront. Sans rien effacer, elles rapetisseront le temps perdu jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un pointillé, tatouage délavé, anecdote d’une vie somme toute pas si cruelle.

Un homme, un vrai

On le sait tous, un homme, un vrai, ça ne pleure pas, ça pisse debout, ça n’a pas peur, ça gagne sa vie (et celle de son foyer), ça n’est jamais hystérique (d’ailleurs, ça ne peut pas, hystérique vient directement du mot “utérus”), c’est fier de mourir au combat, ça aime le pouvoir, ça collectionne les aventures (et  ça assure au lit, c’est évident), ça ne passe pas plus de dix minutes dans la salle de bain mais c’est toujours présentable, peu importe la tenue, ça réagit au quart de tour pour venger sa femme sa mère sa sœur sa fille d’une parole en l’air ou d’un regard déplacé, ça a une autorité naturelle et ça sait se faire respecter. Parce que précisément c’est un homme, un vrai, et que ça se voit. Et qu’au besoin, ça le montre par quelques taloches bien senties.

Alors tant pis pour ceux qui n’envisagent pas le monde comme un rapport de force dont ils ne peuvent être que les gagnants. Tant pis pour ceux qui  préféreraient se mettre en jupe, tout simplement parce que c’est plus agréable à porter en été. Tant pis pour ceux qui espéraient prendre un congé parental, ou juste partir plus tôt du travail (parce que la nounou n’attend pas ou que l’école a appelé en plein après-midi), pour profiter de leurs enfants tant qu’ils sont petits, qui n’ont pas envie d’attendre la puberté et les “vrais problèmes” pour jouer pleinement leur rôle de père. Tant pis pour ceux qui donnent du sens à leur vie sans amasser fortune et sans écraser leurs prochains. Tant pis pour ceux qui préfèrent passer leur chemin ou changer de trottoir plutôt que d’envenimer la situation. Tant pis pour les faibles qui assumeraient très bien leur état s’ils n’étaient pas persécutés par des brutes épaisses ou des beaufs finis qui ne cessent de rabâcher que le monde ne peut être dirigé que par des hommes, des vrais. Pas par des femmes (sauf si elles ont “des couilles”, alors on les respecte, bien sûr). Et encore moins par des femmelettes. Parce qu’au moins, une femme, ça a une excuse, vu que c’est biologiquement inférieur ; on ne peut pas attendre d’elle tout ce qui fait un homme, un vrai.

Qui ne dit mot consent ?

Elle n’a pas dit non, perdue dans ses limbes éthyliques.

Elle n’a pas dit non, mais son mari voulait.

Elle n’a pas dit non, son QI ne lui permettrait pas.

Elle n’a pas dit non, elle avait peur que ça n’empire.

Elle n’a pas dit non, c’est une petite fille bien élevée.

Elle n’a pas dit non, sa carrière serait foutue.

Elle n’a pas dit non, mais elle n’a rien senti dans son corps paralysé.

Elle n’a pas dit non, bien trop surprise pour ça.

Elle n’a pas dit non, confiante devant les amis de “son homme”.

Elle n’a pas dit non, sous les yeux de sa fille apeurée.

Elle n’a pas dit non, elle n’a pas de papiers.

Elle n’a pas dit non, elle l’avait bien cherché.

Elle n’a pas dit non, que penseraient ses parents d’une allumeuse comme elle ?

Elle n’a pas dit non, ça n’aurait rien changé de toutes façons.

C’est sûr, elle n’a pas dit non.

Mais elle n’a pas dit oui non plus. Ou alors par devoir. Ou bien sans s’en rendre compte. Ou sans savoir à quoi. Enfin, elle voulait pas. Elle pouvait pas vouloir.

Vous avez dit clichés ?

En mini-jupe dans ce quartier, faudra pas venir pleurer. Voile intégral pour se cacher, laïcité menacée. Du poil au pattes sur la croisette, pourrait faire attention à elle, quand même. Costard-cravate, c’est qui pisse debout ? Avec ce décolleté, à coup sûr l’entretien s’est bien passé. Mascara et talons-aiguille, ça valait le coup de vous libérer… Survet-baskets, garçon-manqué, aucune féminité. Le minou buissonnant, pas très appétissant. Fitness et régime Dunkan, complexes ridicules et préoccupations futiles. Tétons qui pointent libres sous le T-shirt, c’est fait exprès, quelle allumeuse. Jupe-tailleur et escarpins, sûrement frigide et formatée. Poignées d’amour et vergetures, elle a pas honte, ça déborde de partout.

Puisqu’on vous dit qu’on n’a jamais autant respecté la nature des femmes…