Sans regard fixe

La tête rentrée dans les épaules, j’avance à pas pressés. Mécaniquement, je balaie la rue du regard. Scrute chaque passant dans les yeux, soutiens son regard une seconde avant de passer au suivant. Je ne cherche pas à retenir les sourires que m’inspirent parfois les visages un instant croisés. Ils prennent place sur mes lèvres avant de s’évanouir comme ils sont venus. Au hasard de leurs pérégrinations, mes yeux papillons quelquefois se posent au sol.

Bonjour.

Le regard glisse, s’accroche un peu moins d’un instant avant de continuer sa course. Le mot à peine prononcé, la réponse pas tout à fait entendue, les yeux déjà s’envolent, quittent le ras du sol pour se planter dans d’autres décors. Ce n’est pas réellement une fuite. Les yeux ont bien montré qu’ils ont vu, la voix n’a pas ignoré, non, elle a même initié l’échange furtif. Mais la tête promptement s’est redressée, chassant l’image de cet homme main tendue, qui n’est déjà plus qu’un souvenir.

Chacun ses démons

Quand il est seul, que son esprit vagabonde, qu’une pause s’impose dans le fil de ses pensées, il entend des murmures à son oreille. Une voix très douce lui promet mille choses, lui tient compagnie et lui offre une autre vision du monde. Un monde où il serait compris, un monde où tout serait envisageable. Cette voix lui sussure d’autres possibles quand son quotidien s’enroutine. Parfois il tente de recouvrir cette voix de musiques, parfois il se laisse engloutir, plonge tout entier dans cet océan fantasmatique.

Par-delà le vacarme fracassant de sa vie frénétique, des images stroboscopiques s’imposent à son esprit. Des dizaines de vies en simultané, aucun choix à faire, tout vivre, tout, le meilleur comme le pire et faire le tri à posteriori. Pas de questions à se poser, “et si j’avais”, “vaudrait-il mieux” ? À chaque instant jouir de cent ans, sans remords ni regrets. Parfois elle oublie qu’elle n’en a qu’une, de vie. Que chaque décision a quelques conséquences. Elle gère, de toutes façons. Comme si ça n’avait pas d’importance. Quoi qu’il en soit, elle prend chaque virage sur le sentier, essaie de profiter pleinement de son temps, moyen pour elle de le multiplier. Sans perdre de vue ces vies parallèles qui défilent dans le rétroviseur, des fois qu’elle soit tentée de couper à travers champs. Ces milliers d’images sont autant de soupapes. Si elle est là où elle est, c’est que c’est la meilleure place qui soit, non?

Côte à côte, ils avancent cahin-caha sur la route qu’ensemble ils tracent. Leurs mains réunies apaisent les voix, ralentissent les images. Les envies d’ailleurs s’estompent pour un temps devant l’histoire en devant de scène, deviennent le bruit de fond valorisant par contraste l’action principale. Les nécessaires parasites sans lesquels le film de leur vie leur paraîtrait plutôt fade, prévisible ou linéaire.

Un arrêt nommé désir

Un bus passe. Une fois de plus, aucun ne bronche. Ils font mine de ne pas l’avoir vu, de peur d’autoriser le temps à filer en cascades. Chaque quart d’heure qui passe les rapproche plus sûrement de l’instant où l’un des deux lancera le fatidique “je crois qu’il est temps que j’y aille”. Chacun espère que ce ne sera pas pour ce bus là. Plus tard sera toujours mieux que maintenant pour être raisonnable.

Pour l’heure, les mots s’enchaînent, les idées s’entremêlent, les confidences se déversent à un rythme soutenu. Bus après bus, l’envie de tout connaître de l’autre est attisée. Les cœurs se dévoilent pour capter l’attention, le temps d’un bus supplémentaire. Comme la dernière phrase d’un chapitre qui nous oblige à entamer le suivant.

Au lieu de s’égoutter lentement, les minutes s’étirent généreusement avant de se jeter par lots entiers dans les rapides, brèches percées dans le tissu du rêve par la réalité vrombissante du moteur. À défaut d’être avoué, l’intérêt pour l’autre peut être mesuré en nombre de bus volontairement ignorés, jaugé à l’ardeur qu’ils mettent à éviter de regarder la pendule. Comme si cela pouvait suffire à tout dire, comme si ces milliers de mots lancés pour tenter de retenir le temps pouvaient remplacer ceux qu’ils n’ont pas le courage de prononcer…

Se taper l’affiche

Entrées de bâtiments, panneaux d’affichages, scotch, affiches, blagues, rires. Cages d’escaliers, cuisines communes, scotch, affiches, ordures, apnées. Trois étages encore. Scotch, affiches, blagues, rires. Sortie du bâtiment. Pluie. Carton de protection, affiches sauvées. Nouveau bâtiment. Scotch, affiches. Escaliers avalés, connivence, complicité. Scotch, affiches. Efficacité, complémentarité, blagues, rires. Scotch, affiches. Pluie, portes fermées, pauses au sec. Scotch, affiches. Répétition inopinée, séance de steps à la volée. Scotch, affiches. Rouleau de scotch terminé, après-midi vite déroulé. Épaules fourbues, paupières grévistes. Travail bien fait, campus placardé. Plus qu’à jouer !

Obsession

Laisse moi plonger dans tes yeux. Chamboule moi de tes sourires. Enivre moi de ton odeur. Aujourd’hui encore, je guette un signe, une occasion d’alimenter mes fantasmes, débrider mon imagination. Cette nuit encore, tout me sera permis. Tes bras autour de moi, ma langue sur ton corps, ma peau sous tes caresses.

Cette nuit, je t’ai tout appris. Et pourtant, certains de tes talents ont provoqué chez moi quelques palpitations et de grands afflux sanguins. Tour à tour objet à ta merci et chef virtuose de tes désirs, nos ébats me laissent au réveil un goût salé en bouche et une vague sensation de bien être.

Dans le grand jour de l’après midi, je scrute ton visage ingénu et soutiens sans sourciller ton regard clair. Tu ne te doutes de rien. N’en auras jamais l’occasion. Sans penser un instant à un quelconque interdit, à une morale de comptoir, il n’y aura jamais de nous. Ton ignorance de mes pensées vagabondes garantit la pérennité de mes évasions nocturnes. Je ne laisserai donc aucun demi-mot, aucune ambiguïté s’immiscer entre mes délires et la réalité, de peur qu’ils ne les rapprochent. Ton innocence préservée, tes découvertes à point nommé seront ma récompense pour avoir su, contre vents et marées, apprécier l’ombre protectrice du secret de mon âme.

En attendant, tu t’assois près de moi, ta jambe frôle la mienne. Je contiens mon émoi. Il sera toujours temps de le cultiver dans quelques heures du fond de mon lit.