Comme un ours en cage

On est quel jour aujourd’hui?

À peine la réponse enregistrée, le voilà qui se remet à tourner en rond. Se fixe à nouveau pour demander quand il sortira. On ne sait pas. Il repart. Ses yeux papillonnent, régulièrement attirés par la fenêtre. L’air absent, d’un seul coup, il écoute. Une feuille de papier froissée l’a interpellé comme la foudre tombant à ses côtés.

Qu’est-ce que tu as dit?

Pour la cinquième fois, on répète. Patients. Demain, déjà, tout ira mieux. Pour l’heure, il est temps de redire, rassurer, réconforter. Personne ne lui veut de mal, et surtout, non, il n’est pas fou. Mais il a besoin d’un peu de repos, d’une parenthèse dans le tourbillon de sa courte vie. Courte, mais dense.

Pourquoi tu ne dis plus rien, je t’ennuie?

Cette minute de réflexion ne lui a pas échappé. Ses yeux mobiles enregistrent tout, son cerveau interprète le moindre détail. Et ses pieds continuent de le balader, il ne tient pas en place.

Non, tu ne m’ennuies pas, petit renard en manque de blé. Je songe au moyen que j’ai de t’aider. Te raccrocher un peu à cette réalité qui te fuit. Te donner une raison de rester avec nous. Si seulement tu voyais le monde tel que je le vois, ton regard glisserait sur ses laideurs qui te sautent au cœur et tu t’extasierais de petits riens. Alors, j’en suis sûre, tu saurais que la vie vaut la peine d’être vécue.

Nostalgie saisonnière

L’herbe vert tendre s’auréole de jaune. Je pense à toi. Les fleurs à peine ouvertes m’invitent à la patience. Bientôt, les volants vont apparaître. Bientôt…

Alors il sera temps de courir, lancer le pied sur le bord du sentier pour faucher d’un coup sec les tiges chargées. Admirer l’explosion et l’envol des aigrettes. En ressentir de la jouissance. Destruction de l’éphémère et dispersion des fruits.

Ton absence me rattrape. Ce sera moins drôle sans toi. Sans ton rire de possédé, sans ton énergie, sans tes blagues de haut vol. Mais ce printemps encore, je ne manquerai pas à la tradition et trancherai autant de bouquets qu’il le faudra pour ramener un bout de toi à mes côtés. En attendant patiemment d’autres quotidiens où tu seras là.

Premières chaleurs

Pour la seizième fois, le voilà qui revient. Comme tous les ans, je sors les mouchoirs, parée pour faire face à l’inondation saisonnière. Tandis que mes yeux me picotent et que mon nez coulant me gratte, une étrange sensation me surprend.

Ça part du ventre, tout au fond. Quelque chose de sourd et d’impérieux envahit mes entrailles. Me force à tourner la tête, scruter, passer chaque individu -apparié de près ou de loin à la gent masculine- au radar. Prend le contrôle de mon corps, le redresse, chatouille mes reins, relève mon regard, envoie des sourires à la ronde, me donne le cœur léger.

Prête à me jeter au cou des trois quarts des passants, je découvre avec délices et effroi les joies du fourmillement hormonal. Ainsi j’apprends que chaque printemps la nature reprend ses droits. Farceuse, elle rend attrayants à mes yeux de jeunes pré-pubères et des types d’au moins trente ans au regard déshabillant, qui ne m’inspiraient jusque là que mépris et condescendance. L’été promet d’être intéressant. Mais où ai-je donc rangé pilule et capotes ?

Abandon

Que va-t-elle faire de son ventre rond, maintenant que tu n’es plus là? Tu n’avais pas le droit de partir, comme ça, un beau matin, sans prévenir personne. Pas le droit de te faire la belle, la laissant assumer seule son chagrin et votre enfant à naître. Pas le droit de laisser ton fils grandir sans père. C’est donc à elle de gérer, à elle de te remplacer si elle en a la force pour leur bien-être à tous les deux?

Alors, bien sûr, je t’entends venir : tu n’as pas fais exprès. C’est un peu facile. Même si c’est très certainement vrai. Toi aussi tu es à plaindre. Peut être pas autant qu’eux, mais toi aussi tu as souffert. Certes. Tu préfèrerais être ici près d’eux. Je n’en doute pas. Toi non plus tu ne supportes pas le vide que s’est installé, trou béant qui les accompagnera toute leur vie. Ils te manquent autant que tu leur manques, si c’est possible.

Oui, mais… Çe ne te fera pas revenir. Toutes les larmes de son corps, toute sa force, ses hurlements, ses prières, sa résolution, son désespoir. Rien n’y fera. Ils devront faire avec, s’accomoder, cicatriser. Peu importent ses désirs et son amour. Tu ne reviendras pas.

Et tandis que sur toi se referme le cercueil, je t’en veux, à toi ou à la Terre entière, je t’en veux de n’être pas resté près d’elle. De permettre, par ton absence, qu’elle mette au monde un orphelin. Qu’elle chérira en souvenir de toi.

I’m kissing you

Quelques notes de piano avant l’arrivée du violon. Ton bras tendu sur lequel courent mes doigts. Confortablement installée dans ton lit, la main tendue pour conjurer ma peur. Tandis que tu sombres petit à petit dans le sommeil, je m’accroche à cette main pour oublier. Le trou béant. La panique irrationnelle. Grattouilles, grattouilles, je focalise mes pensées. Ne pas tourner la tête, ne pas voir l’espace plein d’ombres sous ton matelas. Ne pas imaginer tout ce qui pourrait sortir de sous ton lit. Et qui serait bien obligé de passer sur ma couche pour venir te croquer les pieds. Prions pour que je les intéresse moins… Accrochée à ta main, j’écoute désespérément cette musique qui t’endort et me rassure. Un impératif : m’endormir avant la fin du disque. Ne pas entendre les murmures qui me réveillent en sursaut sur la dernière chanson. Sinon je suis bonne pour veiller tard, les yeux grands ouverts, immobile et paranoïaque. Scrutant de toutes mes oreilles le silence qui débride mon imagination, enveloppe mes terreurs nocturnes, et m’emmène mine de rien au petit matin où le soleil chasse enfin les monstres et m’accorde un peu de repos.