J’ai gagné un peu de temps. Quelques sourires de plus, de nouveaux matins, de doux câlins. Ça me convient. Tellement persuadée que le minuteur avait sonné, j’apprécie le rab qui m’est accordé. Combien de temps reste-t-il? Aucune idée, et c’est peut être mieux comme ça. Chaque soir, poussant la porte, le cœur qui cogne. Chaque matin la peau chaude sous les doigts. Émerveillement renouvelé, bouleversantes caresses, le cœur qui déborde à chaque instant. Feu d’artifice au milieu du désert. Je réapprends le jour le jour sous des semblants de tranquille routine. Pas d’avenir tracé ni bouché. Les sentiers bifurquent, le labyrinthe se dessine mais chaque intersection qui nous rapproche me met en joie. Pour une heure, une semaine, un mois, je savoure la balade buissonnière sans penser au moment de rentrer.
Parenthèse
Le jour où je l’ai rencontré, je prenais le train pour me rendre à un enterrement qui s’annonçait éprouvant. J’étais supposée arriver le soir pour passer un peu de temps avec ma famille et nous devions partir tous ensemble le matin pour les funérailles. Changement à Paris, un quart d’heure de retard. Le temps de ma correspondance. Arrivée sur le quai, je vois que mon second train est parti, il y a tout juste deux minutes. Une boule dans la gorge, agacée, fatiguée, au bord des larmes, je suis baladée de guichet en guichet pour essayer de partir par le prochain train. Glaçante réalité : le train suivant ne part que le lendemain, à 6h. La voix en trémolos, plus de batterie dans le portable pour prévenir ceux qui m’attendent, je demande comment je suis censée faire, je ne vais quand même pas dormir à la gare. On me propose un hôtel, mais peut être pas, parce que le délai minimum d’une correspondance sur Paris est d’une demi-heure et que c’est sûrement de ma faute si j’ai choisi ces trains-là, un quart d’heure c’est bien trop court pour changer ici. Je me retiens pour ne pas crier, je m’excuse de mon agacement plus que visible, j’explique que si je m’énerve, c’est contre l’institution, pas contre la personne assise devant moi. Et je montre mon billet de train, qui indique bien une correspondance trop courte. Mon billet. Qui me sauve et me permet de bénéficier d’une nuit d’hôtel payée par la SNCF. Si j’en avais eu deux, on aurait considéré que j’avais choisi ce délai trop court et la SNCF serait dédouanée, quand bien même ce seraient les seuls trains proposés pour le trajet voulu.
C’est exactement ce qui arrive au jeune homme qui se présente au guichet, entouré de cinq gros sacs, débordé, désabusé. Il a fait exactement la même chose que moi, mais la machine lui a sorti deux billets au lieu d’un. Ce n’est donc pas une correspondance, mais de l’inconscience de sa part. S’il veut dormir à l’hôtel il en sera pour ses frais. Et un hôtel près de la gare, ça coûte cher, surtout qu’il parait vraiment bien jeune pour pouvoir se l’offrir. Timidement, je lui propose qu’on partage ma chambre. Embarrassé mais reconnaissant, il accepte.
Arrivés à l’hôtel, tout est en ordre pour moi, les réceptionnistes sont avertis et la chambre est payée. Il faut rajouter dix euros pour le jeune homme. C’est raisonnable, dix euros pour une nuit au Mercure. La chambre est spacieuse, mais ne contient qu’un grand lit. On se regarde, il faudra partager. Pas si grave après tout. Sauf que (oups) j’ai oublié mon pyjama. On s’arrange, il me prête un short, légèrement trop petit, et un t-shirt. Ça fera l’affaire, de toutes façons, il ne sera pas très regardant, si?
Pour me remercier de mon geste, le jeune homme m’invite au restaurant. On commence à discuter, j’apprends qu’il est sommelier à seulement dix neuf ans, qu’il a déjà travaillé dans plusieurs villes et qu’actuellement, il déménage de Brest à Châtellerault. En train, donc. La soirée, contre toute attente, devient agréable. Je mets de côté ma tristesse et profite de ce répit avec mon compagnon d’une nuit.
Un peu trop vite arrive l’heure de se coucher, il ne faudrait surtout pas oublier de se réveiller sur le coup des cinq heures du matin pour avoir, finalement, notre train. Je passe la nuit sans oser bouger, toute droite dans ma portion de lit, de peur de toucher par inadvertance ce jeune corps endormi à mes côtés. Quand le réveil sonne, je file à la douche, les yeux ensommeillés. Je ne ressemble pas à grand chose. Je m’habille de noir mais ne suis pas vraiment prête pour la journée qui m’attend. Ensemble, on se dirige vers la gare, je l’aide à porter son si lourd bagage. Il nous reste deux heures de train pour évoquer au pied levé les anecdotes de nos vies qu’on a encore envie de partager avec un presque inconnu.
Quand le train arrive en gare, la réalité me rattrape. La journée sera très dure. Mais je garde en mémoire les instants partagés avec un jeune homme qui s’est employé à me changer les idées, échangeant le couvert et l’écoute contre le gîte et la curiosité.
Vivantes
Après un dernier regard, je les ai laissées là. Vivantes. Tourbillonnantes. Arborant leur insouciance en un flamboyant étendard blanc. La grande en charge de veiller sur la petite. La petite garante de la moralité de la grande. Deux anges virevoltant, le rose aux joues et le cœur battant. Au milieu de la foule en liesse, je ne voyais qu’elles. Pour ne pas leur faire de tort, je les ai laissées seules, qu’elles profitent de la fête sans moi.
À l’heure dite, je suis revenu les chercher pour les ramener à la maison. J’imaginais leur fatigue après une nuit passée à danser, oubliant pour un temps répression et restrictions. Après l’abandon transitoire de leur masque de perfection, de vertu, de jeunes adultes trop tôt mûries, elles trouveront réconfort et sécurité auprès de moi, comme toujours.
À deux rues de la boîte de nuit, j’entends les sirènes arrivant à toute allure. Panique totale, mon estomac convulse et expulse son contenu tandis que j’accélère. Les cordons de sécurité sont déjà installés, la discothèque est bouclée. Rumeurs dans la foule assemblée. Le tireur a été abattu par la police. On ne connaît pas le nombre de victimes. On ne connaît pas ses motivations. On attend de plus amples informations. On nous prie de dégager le périmètre. On m’arrache au bitume auquel je m’accroche comme à une bouée en plein océan. On me tranquillise de force chimiquement. On m’abrutit. Dans mes yeux s’incruste, alors que je lâche prise, la vision de mes deux étoiles étincelantes, souriantes, éclatantes, vibrantes. Vivantes.
Zen attitude
La montre au poignet, l’œil sur l’écran, il mange des chips et lit entre deux réunions ce qu’il trouve sur internet. En général, il n’aime pas être dérangé dans ces moments-là, qu’il appelle des pauses. Pauses où, tel un glouton, il avale, les yeux écarquillés, les derniers buzz du moment. Surtout rien qui dépasse les quatre minutes, sa capacité d’attention et son chef n’apprécient pas. Il éclate de rire silencieusement, se tape la cuisse et transfère ses trouvailles à ses collègues. Puis se replonge pour une demi-heure dans son travail fastidieux.
Le jour de la Grande Panne de Courant, il était à son poste. Il n’a tout d’abord pas compris ce qui se passait. A essayé de rebrancher son ordinateur, a vérifié tous les cables, a rallumé trois fois ce qui pouvait l’être. Puis ses collègues sont venus le chercher, pour une pause café inopinée. Café froid, mais café quand même. Il regardait sa montre toutes les deux minutes et vérifiait son cerveau de substitution à tout bout de champ, des fois qu’il apprenne avant les autres que les extra-terrestres avaient débarqué dans sa ville, coupant net tout courant.
La pause s’est éternisée. N’étant pas couverts par l’assurance, les employés n’avaient pas le droit de sortir pendant leur heures de travail supposées. Avec l’ascenseur en panne et pas de lumière, il préférait rester devant les baies de la salle de réunion avec les autres. Quand il a commencé à rationner sa batterie, il s’est rendu compte qu’il n’était plus tout à fait avec les autres. Qui avaient l’air de très bien prendre la chose, se lançant des boutades, profitant de ces instants d’intimité partagées pour se détendre réellement. Il comprit tout d’un coup que c’était habituel chez eux. Chaque jour, ces hommes et ces femmes laissaient derrière eux leurs écrans, lâchaient l’horloge du regard, coupaient contact avec leur si précieux réseau pour se retrouver. Il trouva cela étrange. Quelques heures plus tard, quand il fut temps pour eux de rentrer chez eux, il se sentit grisé. Il se promit de recommencer le lendemain, à la première occasion. Et oublia quand il vit le nombre de mails non lus dans sa boîte de réception.
Rencontre d’un autre type
C’est donc ça, ce qu’on appelle un adolescent. Cette pensée lui traversa l’esprit tandis qu’il percevait le maelström d’émotions ambiantes par ses canaux empathiques. On lui en avait bien parlé avant, lui prédisant qu’il le saurait s’il venait à en croiser, on l’avait averti, on lui avait dit de prendre ses précautions. Enfin, il en voyait un. Il se demanda alors comment faisaient les humains pour supporter un tel tourbillon d’émotions pures, explosives, profondes. Puis il se rappela qu’ils n’étaient pas du tout équipés pour les percevoir. Tout juste pouvaient-ils en deviner l’essence, pour les plus doués, grâce à quelques expressions faciales, postures ou intonations. Rien à voir évidemment avec la force brute que les individus de son espèce recevaient en permanence de tout être vivant. Ça expliquait donc pourquoi les humains les contrôlent si mal. S’ils avaient la moindre idée de l’énergie qu’ils dégagent, des dégâts qu’ils peuvent causer avec ces forces non canalisées, peut être apprendraient-ils.
Le premier éblouissement passé, il reporta son attention sur le spécimen posté devant lui. Essaya de démêler l’écheveau d’émotions devant lequel il était installé. Remarqua sans peine la rage sourde, bruit de fond constant, moteur apparent de tout le système. Une rage de tout, qui avait l’air de stimuler les émotions négatives comme les positives. Intéressant. Il nota ensuite une oscillation assez rapide de joie et de dépression, à tel point qu’il crut au départ que les deux étaient exprimées simultanément. Il affina son observation et vit que l’alternance de ses deux émotions primaires entraînait un emballement de toutes les émotions qui leur sont associées, de près ou de loin (optimisme, confiance, sentiment d’injustice, mépris, admiration, émerveillement, honte, ennui…). Il observa également que certaines sensations de l’individu n’étaient même pas traitées mais renvoyées telles quelles vers le cosmos. Il comprit d’où lui venait l’impression de vertige qu’il avait ressentie sitôt en contact avec cet adolescent. Et se demanda comment celui-ci avait pu survivre à ne serait-ce qu’une journée de cette tempête hormonale.
Il décida que c’en était assez, et s’éloigna en trottinant, notant sur le réverbère l’emplacement approximatif de cet être étrange, pour prévenir la cantonade de ce qui les attendait.