Qui de nous deux

J’ai jeté un œil sur la page, de haut, de loin, juste par curiosité, parce qu’un mot avait accroché mon regard. Son voisin s’est empressé de sauter pour attirer mon attention et le suivant, opportuniste, s’est glissé dans mon champ de vision. La phrase, patiente et lascive, a attendu que je morde à l’hameçon pour me prendre dans son filet. Hors de tout contexte, je me sentais perdu, je cherchais un indice. Le paragraphe, serviable, a bien voulu me renseigner, pour peu que je m’arrête quelques secondes de plus. La narration s’en est mêlé, par le cœur m’a agrippé, faisant tourner émotions et suspense pour ne plus me lâcher. Je n’ai pu résister et lorsque, essoré, vidé, comblé pourtant, j’eus enfin réglé son sort à cette histoire, j’ai réalisé que c’est bien elle qui m’avait déconnecté, baladé, tatoué de l’intérieur à tout jamais. J’ai capitulé sans condition : son souvenir je garderai, en toute occasion je la transmettrai, la ferai vivre à travers mes mots propres.

Sur mon tricycle jaune

Cheveux au vent, je dévale la pente sur mon nouveau tricycle jaune. Personne ne peut rivaliser avec moi, je suis le plus rapide, le plus fort, le plus class’. Tous les enfants du quartier me jalousent. Ils parlent entre eux, me montrent du doigt. Peut être même se moquent-ils de moi. Peu m’importe, tant que je file sur mon tricycle jaune.

J’ai tant attendu pour avoir enfin ce tricycle ! Tatie Rose, qui s’occupe de moi, me disait souvent que ce n’était pas de mon âge. Mais à force de la supplier, d’être gentil pour lui montrer ma bonne volonté, elle a fini par céder. Pas besoin de roulettes, c’est un tricycle, c’est stable, je ne risque rien. Équipé avec un casque jaune assorti, je double les vélos, les rollers et je ne freine qu’au tout dernier moment, avant le virage que je n’ai pas le droit de dépasser.

Comme je me sens libre sur mon tricycle jaune ! Même si elle s’en fait pour moi, Tatie Rose me laisse seul, elle me regarde simplement par la fenêtre pour vérifier que rien de fâcheux ne m’arrive. Oubliée ma vie et ses frustrations quand le vent soulève mes cheveux et me fouette le visage. La vitesse me grise, j’ai l’impression d’être un dieu, un surhomme, un enfant comme les autres.

Je chevauche inlassablement mon tricycle jaune. Compagnon de fortune comme d’infortune, il est devenu mon seul confident. Lui qui ne dit rien, ne juge pas, ne regarde pas de travers. Lui qui ne fait aucune différence entre un garçonnet de dix ans survolté et un adulte de trente ans dérangé. Lui qui m’offre enfin l’enfance qu’on m’a volée il y a vingt-cinq ans dans un virage d’hiver trop rapide.

Le mouchoir de la peur

Elle a le nez tout rouge, tout enflé, tout sec mais persiste à se cacher éternellement derrière son mouchoir. On lui parle, on la met mal à l’aise, on la regarde et elle rougit, aussitôt elle se mouche pour se donner une contenance, éviter les sujets fâcheux, se cacher du monde. Elle a beau savoir que cette attitude la rend ridicule, lui donne l’air grotesque, que son nez soit visible ou planqué à l’abri d’un mouchoir, elle ne peut pas s’en empêcher de peur de perdre son statut. Malade imaginaire qui somatise pour détourner l’attention de ses blessures réelles, elle finit par assumer son hypocondrie pour ne pas assumer le reste.

La mesure du possible

Un verre doseur, c’est trop petit. Un double-décimètre, c’est pas vraiment pratique. La balance mécanique ? On a vu plus poétique. Le rapporteur, c’est mesquin.

Tu pourrais compter les pelletés de bonheurs, les kilomètres d’errance, les minutes de silence. Au bout du compte tu comprendras que seule une vie te donnera la mesure du possible.

La vengeance est un plat qui se mange froid

Après toute une vie passée à pointer les gens du doigts, Marty eut quelques surprises le jour où il dût enfiler sa première paire de lunettes. Certes il se faisait vieux, certes sa vue baissait, mais tout de même, il ne perdait quand même pas la tête ! Depuis qu’il avait chaussé ses lunettes, il ne s’était pas passé un quart d’heure sans qu’il fut obligé de les nettoyer. Il faisait pourtant attention, il les nettoyait soigneusement et prenait garde à ne pas les toucher, mais rien n’y faisait, quelques minutes plus tard, sans qu’il sache comment ni pourquoi, une trace de doigts ornait déjà les deux verres. De belles traces de doigts de qui se les ai léchés exprès pour faire une salle blague. Sauf que très souvent, Marty est seul. Assuré de ne pas perdre la boule, Marty devint jour après jour parano. Parano, et très très agacé.

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Après des années à le prévenir par tous les moyens, tous les intermédiaires possibles, Il tient enfin sa revanche. Ah, ce sale petit c** ne pouvait pas prendre garde à son doigt, il ne pouvait pas s’empêcher de le brandir à tout-va? Sans se soucier du fait qu’Il est partout et doit sans arrêt faire attention à ne pas se faire crever les yeux? Et bien voilà, pour la peine, Il passera le reste de sa courte existence derrière lui, à souiller ses lunettes pour le rendre chèvre. Et tant pis si c’est trop facile d’abuser ainsi de Son omnipotence, il l’a bien cherché !