Une larme impossible à essuyer

Aujourd’hui, il y a si longtemps pourtant, c’est la première fois, terrible première fois. La première fois que par ma faute une larme roule sur ta joue. Stop, arrêt imposé pour une photo mentale : tellement belle cette larme sur ta joue lisse et rebondie. Elle laisse un sillon brillant au soleil, d’une iridescence rappelant la marque d’un minuscule escargot sur une céramique.

J’aimerais pouvoir tendre le bras, passer mon pouce sur ton visage et d’une caresse réparer le mal que je t’ai fait. Mais déjà tu détournes la tête, essuies d’un poing rageur la goutte qui trahit des sentiments que tu préférerais garder secrets. Tu t’éloignes, vaques à tes occupations pour m’offrir en sanction ton indifférence accusatrice.

Tes joues sont sèches depuis longtemps maintenant, tes yeux maintes fois rougis ne m’en tiennent pas rigueur et leur éclat éblouit sans effort le monde alentour. Mais quelque part, les soirs de solitude et de mélancolie, coule toujours derrière mes yeux cette larme que j’ai fait naître un jour par mégarde ou inadvertance, presque avec désinvolture.

Les paradoxes

Jour après jour, il se lasse d’elle mais jamais, non, jamais, il ne la laissera partir. Elle lui appartient. C’est tout. La manière dont il la considère n’a pas à intervenir dans ce débat. Qu’importe l’amour, le contrat est là.

Nuit après nuit, elle essaie de tout son être de rattraper ce qui peut l’être, de saisir au vol ce qui lui échappe inexorablement. Plus elle essaie, plus elle se rend compte de l’inanité de ses efforts. Autant stopper une hémorragie avec un coton-tige.

Mois après mois, ils s’enferment dans un statu quo qui ne les satisfait pas, mais le refus de l’échec les empêche de quitter un malheur certain pour un bonheur incertain, mais probable. Une vie qu’ils ne vivent pas leur file entre les doigts pendant qu’au fil du temps une mort qui les effraie s’approche à pas de loup.

Vertige

Bien assis à son pupitre, Louis est soudain pris de vertige. À tel point qu’il doit se retenir au banc de l’amphithéâtre pour ne pas tomber de son siège. Il écarquille les yeux, a du mal à garder la bouche fermée. Pour un peu, il aurait des hauts le cœur tellement ce vertige soudain l’a saisi violemment. Il relève la tête et regarde son professeur attentivement. Puis il se retourne et scrute les autres étudiants. Personne ne réagit. Tout semble normal. Serait-il donc le seul?

Louis reprend le fil du cours, son vertige le reprend. Il n’était pas préparé à cette avalanche de savoirs qui lui tombe en cascade dans le cerveau, il n’imaginait pas cela ainsi, il ne conçoit pas encore tout ce que ça veut dire. Par la porte entrouverte sur cette connaissance à portée de main, il sera happé et aspiré jusqu’à ce qu’il s’habitue tant bien que mal à cette sensation grisante et terrifiante.

On était pourtant amis

Monsieur le juge, il faut que vous compreniez que si je suis ici devant vous aujourd’hui, ce n’est pas par volonté de nuire à M. C. Vous devez déjà le savoir, mais nous étions très amis, nous nous connaissons depuis l’adolescence et nous avons passé près de vingt ans ensemble. Il est très important pour moi que vous sachiez que je ne témoigne que pour le bien de mon ami. Que je m’inquiète pour lui. Je pense pouvoir dit que je le connais bien, oui. Et je vous avoue, Monsieur le juge, que j’ai peur qu’il ne fasse quelque chose de complètement stupide. Et dangereux. C’est l’unique raison de ma présence ici devant vous.

Oui, vous trouvez que je digresse, mais il me coûte vraiment de faire ce que je m’apprête à faire. Je sais que ce témoignage enterrera pour longtemps ce qu’il reste de notre amitié, mais je tiens à le faire, justement au nom de cette amitié. Il n’aimerait pas que je le laisse dériver comme il le fait.

Donc oui, j’en viens au fait. Oui, c’est moi qui ai demandé cette entrevue et je vais vous dire ce qui m’inquiète. Depuis quelques semaines, son comportement a changé du tout au tout. Il ne veut plus me voir, sa femme ne dit plus rien non plus, je la trouve très effacée. Son niveau de vie a fait un bond, je l’ai trouvé nerveux la dernière fois que je l’ai vu. Et sa femme, sa femme qui était si rayonnante… Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle est pâle, elle a maigri, elle ne parle plus. Alors, voilà, je me suis dit qu’il avait eu une forte entrée d’argent, de manière louche, peut être même illégale. Que ce secret pèse lourd sur Mme C. et que M. C. sait très bien que s’il me voyait plus souvent je découvrirais tout. Plutôt que de me mettre dans la confidence, il a préféré me tenir à l’écart, pour me protéger, je pense. C’est louable, mais voilà, je m’en fais vraiment pour lui.

Comment? Si je lui en ai parlé avant de venir ici? Oui, bien sûr, j’ai essayé. Il a toujours éludé la question et dernièrement il ne répond plus du tout à mes appels. Sans ça, je ne serais sans doute jamais venu, vous comprenez bien… Si j’ai envisagé la possibilité qu’il y ait une autre explication? Oui, bien sûr, j’ai tout passé en revue avant de franchir le pas. Pour qui me prenez-vous, voyons ! Si… Quoi?! Si je sais qu’il a déposé une plainte contre moi pour harcèlement? Pour harcèlement? Je ne comprends pas du tout où vous voulez en venir… Non, je ne me rappelle pas qu’il ait gagné au loto, qu’est-ce que c’est que cette histoire, enfin ! Vous cherchez à m’embrouiller, ce n’est pas très professionnel pour un juge, Monsieur le magistrat. Vous pensez vraiment que je l’ai supplié jour et nuit pour qu’il me donne encore un peu d’argent? Il ne m’a jamais rien donné du tout, vous déraillez complètement. Et évidemment que sa femme n’est pas malade, je le saurai, je suis leur meilleur ami, Monsieur ! Ma parole contre la sienne? Vous vous êtes fait retourner le cerveau, sauf votre respect m’sieur. Laissez-moi, maintenant, ça suffit. J’ai des droits, Monsieur, j’ai des droits ! Arrêtez, laissez-moi…

Au poil

Un peu honteux, je pousse la porte de ce salon particulier et demande à avoir un rendez vous avec une esthéticienne. C’est la première fois que je viens, je ne connais l’établissement que de nom et j’espère qu’ils sauront mériter leur réputation de discrétion. Que mes proches ne puissent jamais savoir par où je passe pour être tel que je suis.

Quelques heures plus tard, je me rajuste dans le miroir avant de repartir. J’ouvre les premiers boutons de ma chemise, laisse fièrement dépasser quelques poils chèrement acquis. Je lisse cette barbe nouvelle qui ne manquera pas de plaire aux minettes avides de testostérone. “Au poil”, décidément, porte bien son nom…