Retour du monde

Je me suis arrêtée quelques instants sur le bas côté, prenant une pause que je pensais bien méritée. J’en ai profité, je me suis émerveillée, j’ai regardé le temps passer, laissant en marge les soucis, les ennuis, le quotidien. Opération réussie, la tête vidée, il est temps de rentrer. De retrouver le monde qui lui ne s’est pas arrêté un seul instant.

Terrible impression de revenir à marée basse et de retrouver tout le goémon étalé sur la plage juste avant l’arrivée des touristes. Quelques trésors s’y cachent, perles étincelantes au milieu des algues habituelles et de sordides résidus de marée noire qu’on n’attendait pas. Manches retroussées, il est temps de revenir dans le jeu du monde, apporter la maigre contribution de mes moyens pour remettre en ordre ce qui peut l’être, panser tant bien que mal ce qui ne peut être réparé. Rattraper le retard et avancer, en phase avec le bout de monde que j’ai pour un instant quitté.

Transfiguré

Je l’ai vue entrer avant toi. Je t’observe alors que tu ne l’as pas encore vue. Je scrute l’instant où tu remarques sa présence, même si tu fais mine de ne pas bouger d’un poil. Tout en toi a changé. Chaque fibre de toi sourit, seules tes lèvres restent en place. Est-ce un redressement de quelques millimètres, un maintien à peine corrigé, un éclat dans les yeux? Tu es rayonnant, illuminé. Tu ne dis rien mais tout ton corps hurle ta joie de la savoir là, dans la même pièce que toi. Même elle s’en rend compte, première concernée supposée être aveugle. S’il n’y a qu’une personne à ne pas noter ton air béat qui fait mine de rien, c’est toi. Même tes cheveux s’embataillent pour te donner un genre. Ton corps te trahit pour livrer le message que tu ne pourras jamais lui dire, et qu’elle ne voudra jamais entendre. Ainsi, tout est reçu cinq sur cinq, la vie pour nous peut continuer.

Ennui d’envies

Tourne en rond. Pas envie de faire ce que je dois. Tourne en rond. Envie d’être ailleurs. Tourne en rond. De faire quelque chose d’intéressant. Tourne en rond. Avec des gens. Tourne en rond. Personne n’est là. Tourne en rond. Suis-je vraiment seul? Tourne en rond. Regarde ma montre. Tourne en rond. Deux minutes. Encore si long devant moi. Tourne en rond. Avance le temps. Tourne en rond. Cherche une occupation. Tourne en rond. Écris mon ennui. Tourne en rond. Le sol usé me rappelle que j’ai autre chose à faire. Tourne en rond. Me résigner ou bien me révolter? Tourne en rond. Verra bien qui tournera le dernier.

À cause d’un chevreuil

“J’ai perdu ma virginité à cause d’un chevreuil. Dit comme ça, ça fait assez peu crédible, voire même assez ridicule. Excuse facile alors que pourtant, vu mon âge, je vous garantis que je n’en cherchais pas, d’excuse ! Mais je digresse. Je disais donc que j’ai perdu ma virginité à cause d’un chevreuil. Je rentrais de boite de nuit accompagnée et c’est moi qui conduisais. Le gars que j’avais dégotté me semblait un peu timide, un peu endormi ou un peu froid. Ou les trois à la fois. Je ne savais pas trop comment lui faire comprendre qu’il avait quelques bases de retard et qu’il serait temps pour lui, et pour moi , de s’activer un peu.

Alors que je tentais le tout pour le tout en posant ma main sur son genou, il m’a fait remarquer que le levier de vitesse n’était pas là. Je me tournai légèrement pour voir s’il était sérieux ou non quand il me dit de faire attention, qu’il y avait souvent du gibier à traverser dans ce coin et qu’il ne tenait pas vraiment à avoir un accident. Plus que refroidie, je repris la conduite, renfrognée. La tête ailleurs, je faisais mine de me concentrer. En réalité, il faut le dire, je cherchais le moyen de lui faire payer cet affront.

Comme vous vous en doutez, je fus surprise et vis trop tard une silhouette dans les phares de la voiture. Tout petit lapin perdu, immobilisé avant l’impact au milieu de la route. Je fis un brusque écart à gauche dans un ancestral et stupide réflexe pour l’éviter. Bien évidemment, je traversai d’un coup les deux voies de circulation et finis par m’encastrer dans un des arbres bordant la route sur la gauche. Le tout dans le hurlement des pneus et du trouillard assis à la place du mort. Après l’impact, tout ne fût plus que silence dans l’habitacle. J’en vins à penser qu’il l’était vraiment, mort. Je sortis de la voiture en état de choc et allai voir de son côté, pour constater les dégâts. Il ne bougeait vraiment plus, et vu sa tête, l’envie de lui faire du bouche à bouche m’avait subitement passé. J’étais en train de chercher mon téléphone pour appeler les secours quand je vis un sanglier traverser. Suivi de très près par ce qui ressemblait fort à un braconnier, armé d’un fusil à plus de deux heures du matin.

Chouette, il allait sûrement prendre les choses en main, me  dis-je intérieurement. Je pris ma plus belle tête de jeune fille en détresse et lui demandai de l’aide. Il avait l’air triste de laisser courir le sanglier mais s’empressa d’appeler les secours, vérifia l’état de santé de celui que je n’osais plus regarder, puis se retourna vers moi, me disant que vu la bête que j’avais laissé s’enfuir, je lui devais une grosse faveur. D’autant qu’il risquait gros si on le trouvait dans les parages. Je lui dis de filer, que je le rejoindrais plus tard, après toutes les formalités que l’accident allait occasionner.

En toute fin de nuit, je tins parole et le rejoignis dans sa demeure. Aussitôt, il me demanda de lui préparer un bœuf bourguignon, qu’il n’a jamais su cuisiner correctement, me disant qu’ensuite nous serions quittes. Horriblement vexée de sa proposition, je le poussai en éclatant d’un rire dément. Il trébucha, se prit les pieds dans le tapis, recula, essaya de reprendre l’équilibre et arrêta sa course à l’autre bout du salon, la tête traversée par le bois d’un chevreuil accroché au mur. C’était bien ma veine, voilà qu’il allait me lâcher aussi, celui-là ! Je pris son pouls, le détachai de son support et l’allongeai sur le lit. Où je pus constater qu’on ne m’avait pas menti. La rigidité cadavérique me permit de mettre enfin ma virginité derrière moi. Vous voyez bien, monsieur l’infirmier, que ce n’est pas de ma faute…”

Alors Laura, ton récit est sympa, on devine bien la folie de ton personnage, elle se dévoile au fur et à mesure, c’est assez bien amené. Par contre, faudra que tu penses à soigner les détails et la crédibilité de ton récit. Ta manière d’amener les nouveaux éléments (bien évidemment, comme vous vous en doutez) me laisse perplexe, mais pourquoi pas, si c’est ton style. En revanche, un rigor mortis aussi tôt après la mort, je n’y crois pas une seconde. Pour parvenir à la même chute, tu aurais pu nous parler d’un rouleau à pâtisserie, des bois du chevreuil, du fusil du chasseur servant de tuteur. Ou arguer qu’il n’était pas complètement mort, que ton personnage l’avait drogué au viagra, que ses tentatives pour se débattre amplifiaient les sensations. Non, vraiment, pour le rigor mortis et la fin un peu bâclée, je t’enlève six points. Tu feras mieux la prochaine fois.

Surimpression

Que je le veuille ou non, ton visage apparaît par-dessus tout ce que je regarde. Comme une persistance rétinienne qui ne veut s’estomper, je vois tes yeux bleus sur le tableau noir, tes boucles brunes sur la tête du présentateur télé et ton sourire qui illumine toutes les personnes que je croise. Douce obsession qui ne me quitte plus, j’entends ta voix, imagine nos dialogues si l’on venait à se croiser, par hasard, au coin d’une rue.

Je suis bien certain que ce n’est pas de l’amour, je te connais à peine. Déjà pourtant, je suis curieux de tout ce qui te concerne. Je rêve de te revoir, d’être près de toi sous n’importe quel prétexte, par tous les moyens je crée des occasions. Sur quoi cela va-t-il déboucher? Un fantasme filé que je laisserai glisser? Une aventure sans lendemain, consumée aussitôt consommée? L’histoire de toute ma vie, que je conterai un jour à mes petits-enfants? Peu m’importe, ici et maintenant, je recherche ta présence pour faire concorder quelques instants ce que voient mes yeux et ce qui reste accroché à mon cerveau, comme une tache fraîchement étalée en arrière plan. Éviter le flou artistique, cette impression irréaliste que la pellicule a déjà servi, que tu es la jauge à laquelle je mesure le monde.