Sans nom

Ne m’appelez pas fille facile, je suis si exigeante, si difficile à contenter, à garder. C’est bien pour ça que je teste, j’essaie un peu par ici, par là en essayant sans cesse de trouver un bout de bonheur. Ne me dites pas que coucher sans sentiments, c’est mal. Je prends mon plaisir où je veux, où je peux et c’est bien mieux comme ça. Les sentiments peuvent venir, s’ils veulent, je les accueille à bras ouverts, comme le reste. Ne pensez pas que je vaux moins que vous, pures, chastes, qui patientez en attendant de mettre le doigt sur celui qui vous élèvera plus encore, dans l’Amour. L’amour physique me contente et permet de passer le temps et parfois je m’élève, moi aussi, bien accrochée aux rideaux. Ne croyez pas que je vous vole vos hommes, je m’occupe de ceux que vous ne regardez pas, de ceux à qui vous n’osez pas parler, de ceux que vous avez déçus. Enfin, ne m’appelez pas catin, je ne monnaie rien, ne dois rien à personne et subviens à mes besoins sans mettre le grappin sur quelque bon parti.

Pourquoi vous dis-je cela, finalement, puisque vous ne m’appelez pas, ne me voyez pas, ne savez même pas que j’existe sinon dans votre imaginaire fantasmatique, comme un pâle reflet de ce que vous auriez voulu être.

Passé simple

Je fus, je suis, je serai. Droite, linéaire, la ligne qui m’amène d’hier à demain. Un passé simple, un présent des plus ponctuels, un avenir attendu au bout du chemin tout tracé. Changez cette croyance et déjà mon futur s’estompe, mirage tremblotant au bout de l’avenue. Une nouvelle architecture se devine alors que, couche après couche, je complexifie mon passé. Les deux constructions ne sont pas identiques, mais sont étroitement liées, l’une étant comme le reflet de l’autre dans un miroir déformant. Et le présent, point focalisant ces deux images, se tord, métamorphe perpétuel tentant tant bien que mal de s’adapter aux pressions l’écrabouillant en tout point. De s’adapter, et, quelquefois, de résister. D’influer. Le prisme cherche sa propre voie, tente de s’approprier ce qu’il reçoit pour créer de toutes pièces ce qu’il veut renvoyer. Pas si simple au final.

Une vie à courir

Quittant pour un instant la route des yeux, je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Aucune trace de la voiture qui me suit. Je sais pourtant qu’elle est là, tout près. Je profite de son absence pour effectuer un virage serré à gauche, et accélère pour creuser l’écart entre elle et moi. J’aperçois une ruelle à gauche. Pas le temps de réfléchir, de chercher à savoir où je suis, je fonce. Ils ne savent pas où je loge en ce moment. Je vais rejoindre ma planque en faisant de grands détours. Je roule tout droit pendant un bon moment, pour me repérer. Lorsque je m’approche du lieu, je change de direction de manière aléatoire. J’explique à mes neveux, à l’arrière de la voiture qu’une organisation me suit, que j’ai des dettes, qu’un jour ils me retrouveront. Ils ne comprennent pas très bien, mais si je ne disais rien, ils me prendraient pour un fou à faire des écarts, des excès de vitesse. Une course poursuite comme celle-ci nécessite qu’ils me fassent confiance, je ne peux me permettre de les entendre hurler de terreur, ça me déconcentrerait trop. Ils savent donc maintenant que ma conduite n’est pas folle, que si je gère la situation à ma manière tout ira bien pour nous tous. Ils me font vraiment confiance, je vois bien qu’ils ne mouftent pas. Tant mieux, je peux me concentrer et nous permettre d’arriver à destination.

Au bout de deux heures, je me permets de les déposer chez ma sœur, puis je repars en trombe, leur promettant à tous de revenir les voir bientôt. Toujours personne dans le rétroviseur. Je passe à l’orange pour ne laisser à personne l’opportunité de me rejoindre. Et là, je vois une citroën qui grille le feu rouge et me suit. C’est pas vrai, ils m’ont retrouvé ! Le pied au plancher, je repars de plus belle, ne mets plus aucun clignotant avant de changer de direction, je double, zigzague entre les voitures. Si ça continue je vais me faire repérer par les flics. Bon, personne d’autre que moi dans la voiture, je n’ai pas de scrupule à faire plus de vagues que tout à l’heure. Je détache ma ceinture au cas où je doive poursuivre ma route à pieds précipitamment. Après une demie heure de pilotage, je regarde où sont mes poursuivants. Tout est calme derrière moi. Fausse alerte, peut être ? Je continue plus prudemment, essaie de rejoindre ma planque. Je me rappelle bien n’avoir dit à personne où je logeais, surtout pas à ma sœur. S’ils l’interrogent, elle n’aura rien à dire. Aïe, mauvais plan. Ce n’est pas crédible. Je m’arrête près d’une cabine, lui téléphone rapidement pour lui donner une fausse adresse. Comme ça, elle pourra cracher le morceau sans éveiller de soupçons, et elle ne sera pas trop embêtée.

Pour finir, j’arrive enfin à destination. Je donne un faux nom au gérant du motel et vais m’enfermer dans ma chambre. Je vérifie bien entendu que tout est bon, et enfin, je me détends. Ils ne m’ont pas retrouvé, pas encore.

Un jour, j’aimerais changer de vie. Me poser un peu. J’y étais presque. Et puis j’ai déconné, et les gars d’en face ne sont vraiment pas contents. Cette course m’épuise, mais ai-je le choix ? Me rendre, c’est impossible. Après m’avoir fait payer, ils feront payer à ma famille. Ils finiront par les trouver, eux aussi. Mais d’abord ils me cherchent moi. Tant qu’ils n’ont pas ma piste, les autres sont tranquilles. Et donc, je cours. Mais ce soir, je pense que je suis en sécurité. Ils ne savent pas que je suis dans cette ville. Ils ne connaissent pas ma sœur finalement. Peut être que je pourrais rester un peu de temps chez elle. Quel repos que d’être chez une personne amie ! Oui, c’est ça, dès demain, je lui demande de m’héberger, le temps d’une semaine, recharger mes batteries.

Pour une fois, je dors bien. Je ne me réveille que trois fois, vérifie que tout est en ordre et me recouche. Seuls les bruits habituels des motels résonnent dans la chambre. Tout va bien. A l’aube, je me lève, me prépare, et repars. Direction : chez ma sœur. J’arrive vers neuf heures, tout le monde a l’air de dormir. Je vais faire un tour, je suis presque détendu. A onze heures, je sonne. Elle est surprise de me trouver là, mais bien sûr, aucun souci, je peux passer la semaine chez elle. Je la remercie, rentre vite, ferme la porte à clefs et vais m’installer dans le canapé. Un verre à la main, je savoure ma victoire.

Et puis je l’entends. Je fonce à la fenêtre, ferme à moitié les volets et scrute le ciel. Je ne le vois pas, mais il doit bien être là, vu le bruit qu’il fait. Ma sœur me demande ce qu’il se passe, je m’énerve. Où est donc cet hélicoptère ? Elle n’en voit pas, essaie de me convaincre que c’est sûrement le lave-linge qu’on entend, il n’est pas calé et résonne beaucoup en ce moment. Je repère le point dans le ciel, lui montre. Je lui dis d’amener mes neveux en lieu sûr, de ne pas rester là, l’endroit n’est pas fiable. Ainsi donc ils m’ont retrouvé… Très bien, si la partie s’arrête ici, je me dois au moins d’épargner ça à ma famille.

Je sors par la porte de derrière, longe les murs. Ma sœur me regarde partir, je vois bien qu’elle ne comprend pas. Elle ne sait pas tout, elle. Cela vaut mieux. La mort dans l’âme, je reprends ma course interrompue pour à peine quelques instants finalement. J’ai dû abandonner la voiture, elle est grillée maintenant. Méticuleusement, je vérifie toutes les voitures de la rue. J’en trouve une ouverte, m’engouffre dedans. C’est un vieux modèle, un de ceux que j’avais l’habitude de faucher quand j’étais jeune. Je n’ai pas perdu la main, elle démarre sous mes doigts.

Je n’entends plus l’hélico, je ne vois pas de voiture, j’en profite pour me faire la belle. Je m’autorise même le luxe de respecter le code de la route, faudrait quand même pas que je sois arrêté comme voleur de voiture, non…

Ma fuite m’obsède, je guette tous les carrefours, scrute le rétroviseur, observe même les piétons. Tout a l’air beaucoup trop calme. Ça sent le coup fourré à plein nez. Je m’arrête à la poste pour appeler ma sœur, lui demander si tout va bien de son côté. Ne pas rester plus d’une minute au cas où. Elle me dit que tout est normal, que personne n’est venu la voir, que je peux rentrer si je veux, que c’était sûrement une fausse alerte. Elle me demande où je suis. Quelle ruse ! Je ne vais pas me laisser avoir comme ça ! Je raccroche précipitamment, tout en fureur. Elle ose me prendre pour un tel imbécile ! Comme elle me connaît mal ! Elle croit peut être qu’elle va m’avoir, en me posant ce genre de questions, juste parce qu’elle est ma sœur et que ça fait naturel de s’inquiéter pour moi ? N’importe quoi !

Avant de remonter en voiture, j’achète le journal, pour savoir s’ils parlent de moi. Juste quelques lignes sur un homme d’une cinquantaine d’années, recherché par la police pour le vol de plusieurs voitures. Rien qui permette de m’identifier. Tour va bien de ce côté-là.

Je sors de l’agglomération, rejoins les routes de campagne et pense à passer la frontière. Sur la route en ligne droite qui s’étend devant moi, je vois un embouteillage. Le temps que je réalise que c’est un barrage, il y a déjà des voitures qui font la queue derrière moi. Au moment où je pense foncer dans le tas, j’entends une sirène. Ce n’est pas celle des flics. Une ambulance arrive en trombe, je soupire de soulagement. Lorsqu’une main gantée de blanc frappe à ma vitre, il est bien trop tard pour réagir.

Alors, les voilà, ils m’ont rattrapé. Ils ont pris le costume d’infirmiers, mais je sais bien que c’est eux. Lorsque les hommes en blanc me capturent, piquent une aiguille dans mon bras, je vois ma sœur à leurs côtés. J’entends confusément parler de troubles psychiatriques, je saisis dans une même phrase les mots « conduite irresponsable », « hélicoptère », « machine à laver », « mise en danger de la vie d’autrui ». Ainsi donc, elle était avec eux depuis le début.

Et puis je me sens partir. Je sais alors qu’ils ont gagné. Que je me réveillerai entre leurs mains, peu importe le déguisement derrière lequel ils se cachent. Que je devrai à nouveau faire semblant, leur faire croire que oui, je suis avec eux. Qu’ils pensent me guérir avec leurs grands mots et leurs poisons que je recrache toujours systématiquement. Ils vont essayer de me briser. Pour me faire payer. Mais ils ne m’auront jamais. Je sauverai les apparences, mais au fond de moi, je saurai toujours qui je suis, et surtout qui ils sont. Surtout, ne pas oublier d’y penser pendant que leurs drogues me dérobent. Jamais ils ne m’auront, jamais.

La grotte aux fées

Fermée. Cachée, obstruée. Presque oubliée, la grotte aux fées. Sont-elles parties, sont-elles restées? Nul ne le sait, tant elles ne veulent plus qu’on s’intéresse à elles. Elles se sont faites toutes petites, se sont cachées, déguisées en stalagmites. Elles ont attendu patiemment que les souvenirs se transforment en légendes mystérieuses. Et là, impossible de retrouver la moindre trace d’elles. La grotte a presque disparu. Son entrée ne se trouve plus qu’au hasard, lorsqu’à force de tourner dans tous les sens, le sentier s’est perdu, les étoiles changent de place et se cachent derrière le feuillage.

Personne ne se souvient jamais de ce qui se passe à l’intérieur de la caverne. Tout juste une vague impression de musique, gouttes d’eau ricochant sur le calcaire. Éclats de rire peut être? Et l’émergence, le retour à la lumière du soleil, dans un lieu familier mais pourtant inconnu. Un chemin pris au hasard pour retourner d’où ils viennent, mais aucune idée duquel.

En aucun cas ils ne l’appellent la grotte aux fées. Ils savent bien que les fées n’existent pas. Et mettent donc leurs délires sur un moment d’égarement, une diète prolongée, la fatigue. Et leur retour miraculeux à la civilisation sur leur instinct de survie, leur bonne étoile. Un jour, lorsqu’ils vieillissent, la légende se transmet, atténuée par le spectre de la folie qui revendique chaque récit non rationnel.

La grotte aux fées se perd encore un peu plus. Pour leur plus grand bonheur.

Dans la recherche, le bonheur

Je t’aime, tu me passionnes, mais un jour, je le sais, je finirai par te quitter. À force de trop d’exigences, de sacrifices, de trop d’attentes jamais comblées, un jour je partirai. Je commencerai une nouvelle vie. Déterminerai un avant toi, puis notre histoire, et enfin un après toi. De plus en plus ingrate avec le temps, mes qualités ne te suffiront pas. Peut être que je manque de ténacité? À une époque que je n’ai pas connue, tu étais relativement facile d’accès. Il suffisait d’avoir du talent pour rester avec toi, s’assurer un avenir à tes côtés. Aujourd’hui, tu es tellement gourmande que j’ai peur qu’un jour tu m’engloutisses. Alors je sais que je te donnerai tout ce que je peux. Et que je te quitterai le jour où je serai à sec. Je trouverai un avenir plus radieux avec un partenaire moins exigent. Peut être que je te regretterai. Et peut être comprendrai-je qu’il n’y avait pas que toi dans ma vie. Quand tu auras tout fait pour que je parte, peut être que je te remercierai, me rendant enfin compte que ma vie sans toi vaut aussi le détour et que ton substitut est un bonheur à part entière.