Je m’approche au plus près de toi, rougeoyant, dansant, chaud. J’ai si froid en dedans, je me colle à toi jusqu’à me brûler. Un pas en arrière et déjà je sens des aiguilles glacées me transpercer. De l’intérieur. Ta chaleur les fait fondre, petit à petit. Elles essaient quand même de se reformer, dès qu’elles en ont l’occasion. Le froid me pique, me mord, vif, partout à l’intérieur, la chaleur m’anesthésie la peau, les sens. Lorsque mon sang enfin se réchauffe, il m’échappe déjà, semble bouillir. J’ai l’impression qu’un torrent de lave m’habite, grâce à toi je n’ai plus froid. Pour garder à jamais cette sensation de chaleur, je sors la froide lame, la dernière qui résiste, et laisse le sang sortir, m’envelopper, me réchauffer pour l’éternité. Et je me mêle à toi, me répands en toi qui finalement m’engloutit. Enfin, je n’aurai plus jamais froid.
Dans la panade
Vu du sentier, ça paraissait une excellente idée. Sortir un peu du chemin, couper à travers le sable, gagner quelques minutes et avoir une plus forte impression de nature sauvage. Hop, à peine le temps de se concerter, nous voilà partis sur la plage pour longer un bras de mer, profiter du soleil et de l’air marin au lieu de passer par le bois.
Une fois la barrière franchie, nous ne mettons pas très longtemps à nous rendre compte que le sable est plutôt vaseux, que tout est bien imbibé d’eau et que nous ne traverserons pas tout de suite le bras de mer pour rejoindre l’autre bord. Mais faire demi tour maintenant serait bien trop triste. Nous continuons donc d’avancer, en pensant que si l’on veut, on peut toujours revenir sur nos pas, mais pas trop tard quand même puisque la marée finira bien par monter. Au bout d’une dizaine de pas, nos chaussures s’enfoncent dans la vase, presque jusqu’à la cheville. Derrière nous c’est sûr, le sol n’est pas terrible. Devant nous, on ne sait pas. Peut être que ça s’arrangera plus loin?
Vient le moment où il devient clair que devant nous, ça va aller de mal en pis, le sol est très mou, la vase monte de plus en plus haut et retient nos pieds de plus en plus longtemps. Une pensée s’immisce : et s’il tombe, je fais quoi? Le temps a passé. Même la certitude que devant ne s’améliore pas ne peut plus nous empêcher d’avancer : avec le temps qu’on a mis à faire l’aller, faire demi-tour maintenant signifierait finir les pieds dans l’eau.
A chaque pas en avant, on tend le cou, on regarde ce qu’il y a derrière tel bosquet, des fois qu’on trouve miraculeusement un passage. On est presque prêts à couper par l’eau, sauter de rocher algueux en rocher algueux. Et puis, là, sur le côté, après le passage sous les racines d’un arbre recouvertes d’algues, nous voyons enfin une piste remonter vers ce qui semble être une propriété privée et plus loin, une route. Ni une ni deux, la barrière est franchie. Le pas s’allonge, vite, passer de l’autre côté pour ne pas “se faire prendre”, complètement vaseux au milieu des ruches.
Dès le bitume rejoint, on rit un peu. On a pris du retard sur la journée de randonnée, ça en valait le coup. Mais pas sûr qu’on recommence de suite…
Le bal des démasqués
Ils font un petit pas de côté, quelques petits sauts, voire soubresauts, font tourner leurs cavalières et cavaliers dans une danse toujours plus rapide, effrénée, saccadée. Juste au moment où les apparences se cachent, leurs visages aux crocs grimaçants surgissent, sourire passionné avant l’ultime morsure. Ils se reconnaissent entre eux, appartiennent au même monde où ils amènent toujours un peu plus de chair fraîche, juste prête à corrompre. Dans son cercle privé, l’élite laisse tomber son masque , sort son cynisme, ses appétits gloutons, son envie de débauche et de luxure, et tient à préserver pour un temps l’innocence qui lui sera sacrifiée en temps et en heure. Car à quoi servirait le masque s’il restait en place éternellement? La plus grande jouissance n’est-elle pas de capter les regards apeurés de ceux qui comprennent enfin ce qu’il cachait, de trouver dans ces regards le moment, la question, le choix qui se fait à la hâte? Vont-ils rester intègres? Vont-ils devenir l’un des leurs, conversion à la hâte grâce à un formidable instinct de survie ou à la soif de pouvoir qui enfin s’épanouit? Vont-ils chercher la sortie des yeux, désespérément, dépassés par l’horreur de ce qu’ils voient, la méprise dans laquelle ils auront été jusqu’à cette tardive révélation? Quel formidable instant de vie sauvage, brute, libre que ce grand bal où, par la force des choses, tout est permis…
Ruelle des plaisirs
Dans ma petite tête, je l’appelais la ruelle des plaisirs. J’étais bien loin de savoir à quoi ça pouvait faire référence dans la tête des grandes personnes, je n’y ai repensé que bien plus tard, avec une grande pointe de nostalgie, et un petit sourire flottant. Dans cette ruelle, il y avait ma copine Manon, un petit chat errant miteux mais très câlin, et la boutique de bonbons. J’y passais autant d’heures que je le pouvais, en dépit de l’interdiction de ma mère. Elle ne voyait que la gadoue, les poubelles renversées, les passants trop peu nombreux et vraiment pas “recommandables”. Quand plus tard j’ai appris que c’était là qu’on vendait les poudres à rêver dans mon village, j’ai compris que sans le savoir, je lui avais trouvé un nom parfait. Ne manquaient au final que les prostituées, qui avaient été délogées avant ma naissance, encore heureux, d’après ma mère. Moi je comptais les puces sur le chat en très agréable compagnie, je racontais à Manon tout un tas de blagues qui la faisaient rire et je lui offrais des bonbons. De temps en temps, on montait chez elle, mais sa mère à elle ne m’aimait pas beaucoup. Je n’étais pas “du même monde” que sa fille, pas assez bien pour elle sûrement. Alors on restait le plus souvent dehors, assis sur des escaliers, dans quelques recoins pour que personne ne nous dérange, et on regardait passer les heures avant l’inévitable sermon de chacun de nos parents quand il se rendaient inévitablement compte qu’on leur avait encore menti.
L’abandon
A quel moment prend-on la décision? De tout lâcher. Arrêter là, ne plus se battre contre des moulins à vent. Ne même pas dire stop, plus assez de forces, plus assez d’envie. Quand la balance, déjà bien déséquilibrée, cède-elle brutalement? Une pression de trop? L’usure naturelle? Le moment même est assez flou. Avant il y a une certaine motivation masochiste : encore un peu, il faut tenir, comme ça on pourra dire qu’on l’a fait. Après il y a la certitude que c’était la bonne décision, qu’on n’aurait pas pu plus de toutes façons. Mais à quel moment précis la corde lâche-t-elle? Si on y est presque, est-ce que cela nous ôte le droit de tout plaquer quand même, juste parce que trop, c’est trop? Est-ce que ça vaut l’effort d’arrêter quand dans tous les cas le supplice prendra fin de lui même, dans un sens ou dans l’autre? Est-ce qu’une curiosité déplacée, l’envie de voir la déception finale se concrétiser nous retient? Pour se prouver qu’on avait quelque part raison d’en souffrir autant pendant tout ce temps. La justification de la douleur passée justifie-t-elle, justement, un peu plus de souffrance à venir?
Est-ce même conscient, tout ça? Ou bien n’est-ce pas comme une part de gâteau à qui certains essaient de résister et qui finit croquée d’un coup, d’un seul, sans réelle préméditation? Quelle part de responsabilité dans un abandon? Quelle part d’activité? De laisser faire? De volonté?
Quelle part de rêve que cet abandon, juste là, qui me tend les bras ! Un abandon avec qui il fait bon flirter innocemment, sans chercher à évaluer encore toutes les conséquences de mes actes… Abandon soupape de sécurité, je sais que si vraiment il le faut, je pourrai compter sur toi.