Pas du même monde

L’équipe scientifique est arrivée une vingtaine de minutes après la déclaration du sinistre par des badauds. Aussitôt, le périmètre a été bouclé, afin de préserver les indices. Les techniciens, affairés, sont restés concentrés des heures durant pour collecter, photographier, lister tout ce qui pouvait aider l’enquête. A savoir tout ce qui se trouvait sur place. Une fois au laboratoire, une autre équipe a pris le relais, pour hiérarchiser l’importance à accorder à chaque élément de cette masse indigeste d’information. Diverses pistes ont été dégagées, et l’agent Leroy hérite de la comparaison des empreintes.

De manière générale, il aime bien ce genre de boulot. A chaque type d’empreinte correspond un peuple, ce qui rétrécit pour beaucoup les recherches. Il suffit ensuite de répertorier tous les habitants d’une planète susceptibles de correspondre à la description, de vérifier les alibis de chacun, ce qui est simple car chaque individu souhaitant quitter sa planète est pisté. Toute affaire impliquant des personnes de planètes différentes est alors rapidement élucidée.

C’est donc en sifflotant qu’il récupère le fichier des empreintes. Le sourire aux lèvres, il le feuillette rapidement. Lis les premières conclusions, et s’étrangle avec son café. Toutes les empreintes de pas semblent provenir du même monde. Celui de la victime. Celui de la scène de crime. Ce qui veut dire aucun étranger à suspecter. C’est à dire, potentiellement, que tous les autochtones sont suspects. Soit une planète entière. Plus de deux milliards d’habitants. Qui tous sans exception peuvent aller et venir à leur guise dans leur monde natal sans être tracés. Aïe. L’agent Leroy se rembrunit. Ainsi, c’est comme ça qu’ils faisaient avant? Quel bourbier que cette enquête qui commence à peine !

Lettres rescapées

Petit à petit, ses phrases se décousent. Lorsqu’elles sont trop longues, il a le temps d’oublier le début quand il en est au milieu. Les mots s’effilochent, s’enfuient, il parle par mots-clé. Puis vient le moment où ses lèvres, sa langue, son palais ne suivent plus. L’articulation se perd en route. Des quelques mots qu’il arrive à penser ne sortent que quelques lettres, voyelles et sons gutturaux qu’il répète à l’infini, dans une tentative désespérée de communiquer encore.

Attentes bafouées

Tu es venue quand on ne t’attendait pas, on pensait avoir besoin de toi. Tu as bien fait attention à lister nos envies, nos attentes. On était ravis, on était aux anges, que quelqu’un vienne prendre les choses en main.

Comme souvent dans la passion, cela n’a pas duré. Au lieu de nous dire tout simplement que tu ne pourrais pas, tu as essayé d’intégrer nos projets et les tiens. On a cru qu’on avait des intérêts communs.

Et puis, petit à petit tu as tout piétiné. Tu as foulé aux pieds nos projets, tu as ramené le tien. Tu attendais des choses de nous sans nous le dire, on attendait de toi que tu prennes ta place. Tu ne l’as pas fait. La confiance sans borne qu’on t’avait accordé d’avance est devenu un petit feu follet qu’il fallait entretenir. Tu ne l’as pas fait. Il n’en reste plus rien sinon son négatif, une méfiance aveugle qui peu à peu se transforme en défiance. Sans cohérence, tu passes d’une idée à l’autre et tu veux qu’on te suive sans savoir où on va. Tu oublies qu’on est amateurs, tu oublies qu’on voulait avant tout s’amuser. Être au top ne faisait pas partie de nos ambitions. Les tiennes sont démesurées, et tu ne t’en donnes pas les moyens. Tu mets la barre tellement haut que nous savons tous qu’on ne l’atteindra pas. Quelle importance maintenant?

Alors bon gré mal gré, je me force à poursuivre. Non pas pour toi, ni même pour moi, je sais que je trouverai mon plaisir ailleurs. Mais pour les prochains, pour garder le peu de crédibilité qu’il nous reste et faire en sorte que les suivants n’aient pas à payer pour les erreurs de leurs prédécesseurs. Pour rendre l’ardoise nette, en quelque sorte.

Désœuvrement

Pas envie. De chercher, creuser mes méninges. Enchaîner les mots, les déplacer, les coller là pour faire des phrases qui feront plaisir, ou pas. Pas envie d’être originale, pas envie d’être légère, ou drôle ou émouvante. Pas envie d’universel. Pas envie d’écrire au lieu de capter, d’imprimer dans mes sens ce qui fait ma vie. À peine envie d’être là, de me poser, moi, et de regarder tout le reste tourner avant de rattraper le train qui jamais ne s’arrête. Pas envie de vérifier sur l’écran qu’aucun mot ne s’est échappé, plutôt envie de plein air ou de dormir, c’est selon. Pas d’idée, il faut bien l’avouer, rien qui ne vienne alors que les thèmes se succèdent, se présentent à mon esprit et aussitôt s’en repartent. Pas d’idée qui s’accroche, pas d’idée à filer, essorer, étirer pour en faire, avec son consentement, un texte à offrir à tous les flâneurs qui passent par là. La jachère peut commencer, pour qui sait, plus tard, laisser pousser de belles plantes.

Point final

Petit enfant, il trouvait ça tout à fait normal. Il faut bien dire que du plus loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais rien connu d’autre. Et il n’a jamais douté une seconde que sa mère l’aimait vraiment et que c’était pour son bien. Quand il a grandi un peu, ça lui paraissait toujours normal, mais il lui arrivait de temps en temps d’être jaloux de ses amis, pour qui l’amour maternel se manifestait principalement par des câlins et des mots doux. Il a quand même grandi, il fallait bien sortir de cette enfance à tout prix, rejoindre le quai salvateur de l’émancipation. Il s’est même construit, comblant à force de persévérance les lacunes de son être, gardant certaines aspérités qui lui donnent maintenant son caractère. Une fois adulte, il a compris que ce n’était pas normal, pas bien. Il a essayé de comprendre pourquoi. A trouvé à force de chercher quelques indices, différentes pistes de réflexion pour expliquer, à défaut de justifier.

Comme tant d’autres avant lui, il a eu peur au moment où il a finalement eu envie de transmettre un peu de lui à la génération future. Une peur panique même. Tellement plus sourde et tenace que le pourtant déjà très anxiogène “vais-je être à la hauteur?”. Il a quand même franchi le pas. Il a vu les petits monstres faire souffrir l’amour de sa vie et la déformer à tout jamais. Il ne leur en a pas voulu. N’a pas pu, subjugué qu’il était par le spectacle sous ses yeux.

C’est alors qu’est venue l’incompréhension totale. Comment avait-elle pu faire cela? Pas à lui, ce n’est pas vraiment ce qui importe maintenant. Mais comment avait-elle pu faire ça au petit corps frêle et pourtant si vivace dont elle avait la responsabilité? Sans pour autant douter de l’amour qu’elle lui portait, il a compris, gravé en ses os maintes fois recollés, qu’aimer ne suffit pas. Que l’instinct maternel tant vanté peut être complètement défaillant. Et alors il a haï. Elle et tous ceux qui ont laissé faire. Qui n’ont pas vu. Qui ne l’ont pas aidée. Aidée à faire face à cette cruelle défaillance.

Bien sûr il comprend l’exaspération, les derniers retranchements où savent si bien le pousser les terreurs qu’il a engendrées. Un nombre incalculable de fois il a crié, puni, s’est énervé, a même secoué pour se soulager. Quelques fois, c’est vrai, il a craqué, s’est emporté tellement fort, est allé trop loin et a calmé d’un coup sec toute velléité de rébellion. Mais pas ça. Non, jamais ça. Jamais de sang froid. Jamais aucune préméditation. Jamais sans que ses enfants ne comprennent réellement le pourquoi. Et surtout pas ça. Pas cet affront à l’innocence espiègle qui l’émeut au plus profond de lui et le fait tourner en bourrique. Non, pas ça. Pas ça.