Hésitation

Tout le monde est au chaud, ils sont tous agglutinés dans la maison. La porte est fermée, je veux sortir. Sentir la caresse de l’air frais sur mon petit corps, profiter du jardin. Je fais du bruit jusqu’à ce qu’on me remarque et qu’enfin la porte s’ouvre. Je sors en trombe et cours partout. Et puis je la vois. Fermée. La porte est fermée et je suis dehors. C’est insupportable, de quel droit sont ils tous ensemble à l’intérieur et m’excluent-ils? Ils veulent se débarrasser de moi ou bien? J’essaie par tous les moyens de rentrer aussitôt, je tape sur la porte jusqu’à ce qu’elle s’ouvre à nouveau pour me laisser entrer. Et voilà qu’ils referment derrière moi ! Je trépigne et hésite. Dedans? Dehors? Pourquoi ne laissent-ils pas cette porte ouverte à la fin? Je veux profiter de l’air vif, de la liberté et aussi de la douce chaleur, de la protection. Ils ne comprennent vraiment rien à rien. Je n’ai pas à choisir, moi ! Qu’ils me laissent aller et venir à ma guise plutôt que de m’imposer cet impossible choix !

Instants secrets

Toutes les semaines, dans le plus grand mystère, il s’éclipse et ne dit à personne où il va, ni ce qu’il fait. Ses parents le cherchent alors, souvent une bonne heure avant qu’il ne réapparaisse pour entendre l’inévitable leçon de morale. Mais toujours il recommence, de manière totalement imprévisible. La seule façon de savoir où il est serait de le garder sous clé ou au bout d’une ficelle, comme un ballon d’hélium.

Toujours ses parents essaient de lui arracher un mot, un indice sur ce qu’il faisait, où diable il avait bien pu partir. Menaces, chantage, larmes parfois. Rien n’y fait. Silence radio, les yeux vers le sol, il ne lâche rien. Le soir dans son lit, il s’autorise à confier à sa grenouille en peluche ce qu’il a fait pendant son heure de vagabondage.

La grenouille, muette, ne répétera rien. De toutes façons, elle ne voit rien d’extraordinaire dans les “aventures” du petit garçon. Il monte bêtement au grenier pour être seul, il s’assoit dans un coin et il s’invente des histoires. Il pourrait aussi bien le faire n’importe où. En plus, c’est même pas une bêtise. C’est même pas interdit, ce qu’il fait caché comme ça. Pour ce qu’elle en voit, c’est complètement stupide d’essuyer à chaque fois les colères parentales pour un truc autorisé.

Pauvre grenouille, elle ne comprend pas le goût du secret. La sensation de pouvoir tout faire et de ne faire que ce qu’on aime, là, caché de tous. La quasi-euphorie qu’il y a à savoir que tout le monde le cherche et peste alors qu’il est sage comme une image et n’a même pas quitté la maison. La sensation d’être pour une heure le maître de son univers. Et la fierté de ne jamais céder à la facilité en déballant son si petit secret.

Couleur sépia

Des années ont passé. Elle revient en des lieux abandonnés depuis longtemps. Ressent une forte impression d’irréalité tant les choses lui paraissent familières et distantes. Comme si elle n’était venue ici auparavant que dans ses rêves, telle une Alice moderne. Rien n’a changé. Et pourtant, tout a changé. Les choses sont trop petites, les proportions sont mauvaises. Et une couleur bizarre s’imprime sur sa rétine, comme un film de poussière marron qui l’obscurcit. Dans l’air flotte l’odeur. Celle qu’elle n’a jamais vraiment oublié. Mais qu’elle n’a jamais pu retrouver ailleurs. Même l’émotion qu’elle sent étreindre sa gorge semble fausse, comme simulée exprès par son inconscient pour la circonstance. Nostalgie? Regret? Mélancolie? Elle n’en sait finalement rien, détachée qu’elle est, cachée derrière la couleur sépia qui la recouvre maintenant pour l’intégrer dans le paysage qu’elle n’a finalement jamais quitté.

Non-dits

Quelque chose de coincé. Là. Derrière la langue. Quelque chose à dire. Communiquer. Lâcher. Mais ça ne peut pas sortir. Me libérer.

Même si je n’avais pas la certitude lancinante que tout le monde s’en fout, je ne peux former les mots. Poser la bombe. Provoquer l’explosion. A défaut je garde tout. Tétanie. Jusqu’à l’implosion.

Gorge serrée. La boule prend trop de place. Ventre noué. Impression de trop-plein. Trop.

Me revoilà petite enfant. Arrivée en cours d’année dans une nouvelle école. Le ventre qui s’étale des talons jusqu’au menton. Le sang qui tape. La peur de dire. De lâcher le morceau. De prendre sa place, enfin.

Un élevage particulier

Gudule pousse la porte de l’échoppe. Le commerçant est réputé pour produire de bons élevages, et Gudule a besoin de spécimens hors norme. Son porte monnaie n’est pas bien lourd, mais elle a mis une bonne partie de ses économies pour avoir elle aussi son début d’élevage. Contre les trois quarts de sa monnaie, elle négocie l’achat de dix couples dressés pour revenir à leur cage tous les matins. Avec un peu de patience en prime, elle devrait, d’ici quelques semaines, avoir de quoi mener à bien son projet.

Car Gudule n’est pas une adolescente comme les autres. Quand les jeunes de son âge sont assoiffés de sang, indomptables et impliqués dans moult faits divers, Gudule est profondément dégoûtée par les moyens de survie limités à disposition de son espèce. Chasser, mordre ou sucer le sang de proies vivantes et conscientes pour garder sa vigueur et son énergie lui donne des hauts le coeur. À partir du moment où ses parents ont arrêté de lui préparer des poches toutes faites et qu’elle a dû voler de ses propres ailes, elle a d’abord voulu se laisser dépérir. Puis elle est allée chercher des informations sur les méthodes alternatives. Et elle est tombée sur un site épatant.

Elle a ainsi appris que les vampires n’avaient finalement besoin que de très faibles quantités de sang pour subvenir à leurs besoins. Un vampire étant quasiment immortel, le sang ingéré n’est utilisé que pour remettre à niveau sa vitalité. Donc en sous régime, un vampire peut presque hiberner. Ce qu’elle a commencé par faire. Puis elle s’est rendu compte qu’elle ratait une bonne partie de sa vie à dormir comme ça, et qu’elle pourrait au contraire faire un tas de choses intéressantes. L’apprentissage des métamorphoses et du vol de nuit par exemple la ravissaient littéralement. C’est alors qu’elle a projeté d’élever des moustiques.

Ceux-ci, dressés spécialement par Maître Kriek, piquent les humains pendant leur sommeil. Rien de traumatisant pour eux, qui y sont habitués dès leur plus jeune âge. Ensuite, ils sont éduqués pour suivre une piste olfactive qui les ramène dans la maison de leur propriétaire. À chaque couple son odeur, qui reste efficace pour tous leurs descendants. Une fois le couple acquis, la première chose à faire est de les faire se reproduire. Pour cela, tout le sang amassé est laissé à la femelle, qui pond ses oeufs. Une fois que les petits savent piquer et retrouver leur chemin, un choix s’opère. Un nombre de couples importants est gardé pour maintenir une reproduction. Le reste des moustiques, lorsque la surpopulation commence à se faire sentir, est centrifugé afin de fournir un verre de sang frais tous les matins à leur bienheureux détenteur. Ainsi, la population de moustiques reste régulée, Gudule garde une alimentation saine, et les horreurs de la chasse ne viennent plus perturber son sommeil.