La première commence à pointer le bout de son nez. Elle grossit, déborde et roule sur ma joue. Du bout du doigt, tu stoppes sa course, l’étales et la fais disparaître. La seconde, plus rapide, atteint déjà le menton. Tu remontes ma tête, et d’un baiser l’aspires. Alors que ma lèvre tremble un peu, les larmes coulent à flots. Tu essaies d’endiguer l’inondation, tu éponges ce que tu peux dans le T-shirt qui couvre ton épaule. Puis tu prends le mal à la racine. Tu m’écartes délicatement de toi, tu fais une mimique, puis une autre, de celles qui te rendent irrésistible et exaspérant à la fois. Alors que j’hésite encore sur la marche à suivre, voilà que tu commences à blaguer. Bien malgré moi, un sourire fait irruption sur ma figure rougeaude. Le nez coule encore, les yeux brillent. Est-ce de tristesse ou bien de rire? Alors que je tente vaguement de protester, tu insistes et imites le spectacle que tu as sous les yeux. Je n’en peux plus, j’explose de rire. Encore une fois, tu as gagné, les larmes admettent leur défaite et restent hors de vue, conscientes qu’avec toi, elles n’auront jamais le dernier mot.
À retardement
Il est plus de minuit. Encore une fois, je tourne dans mon lit. Dans ma tête repassent les mots, la scène au ralenti. Je m’entends encore et encore débiter les mêmes âneries, avoir le même regard penaud, et je sens une fois de plus la sensation cuisante de l’humiliation publique. Je ne comprends pas vraiment ce qui s’est passé. Tout d’un coup, une joute verbale a commencé, et il est très clair que je n’en suis pas sorti vainqueur. Complètement pris au dépourvu, j’ai bafouillé, j’ai rougi, j’ai vainement tenté de me débattre. Puis j’ai capitulé.
Et là, alors que le film intra-crânien se déroule pour la énième fois, une voix qui pourrait être la mienne change quelques répliques. Pas de beaucoup, non. Une pointe de subtilité face à cette brute. Juste de quoi me rendre un peu moins niais. De quoi avoir l’impression que j’ai l’air narquois et non simplement paumé.
Il est plus de minuit. Encore une fois, je rejoue la scène au ralenti. Encore quelques enchaînements, et bientôt, chacune de mes phrases sera parfaite pour l’écraser, le remettre à sa place ce petit con. Il est plus de minuit. Je sais enfin quel genre de phrases il aurait fallu que je dise. Il est plus de minuit et déjà je ne sais plus ce qui s’est réellement passé, ce que j’ai vraiment prononcé, ce que j’ai rêvé. Il est plus de minuit, j’ai ma revanche…
La fin du cauchemar
07h03. Le réveil sonne, je me réveille en sueur et en sursaut. La course poursuite dans laquelle j’étais engagé tourne court au son du bip de mon réveil. Seules restent l’angoisse, l’adrénaline charriée par mon sang, une forte tension physique. Je ne saurai jamais si oui ou non j’aurais pu m’échapper de ce mauvais pas. Pas eu le temps de m’abriter. Pas eu le temps de les semer. Pas eu le temps de m’envoler. Pas eu le temps d’utiliser un super-pouvoir jusqu’alors inaccessible mais qui m’aurait à la dernière minute sauvé la mise. Pas non plus eu le temps de me faire attraper que tout se termine d’une manière ou d’une autre. Stoppé en pleine course sans connaître la fin de mon cauchemar. Le doute subsistera jusqu’à ce que se dissipent la sensation de réalité dérangeante, le sentiment d’urgence, la terreur tapie dans mes tripes. Alors la journée prendra ses droits et de ce cauchemar, ce soir, il ne restera rien.
Des vaches dans le métro
Les portes s’ouvrent. Le flot de ruminants, le regard dans le vague, descend. La figure inexpressive, les pensées qui passent et ressassent en boucle, un troupeau s’apprête à les remplacer. Il attend patiemment devant le goulot d’étranglement que la rame soit libre, puis monte dans la voiture, dans un ordre relatif, jusqu’à ce que retentisse le bip sonore annonçant la fermeture des portes. Alors ça pousse, ça accélère, chacun veut sa place maintenant, pour partir on ne sait où, mais surtout ne pas rester sur le quai.
Au ras du sol
Je vis au ras du sol. Ça m’évite de croiser le regard des gens. Ça leur permet de me regarder de haut, de ne pas avoir à me toucher pour me jeter une petite pièce, de ne pas me voir, tout simplement. Je vois défiler des mollets à longueur de journée, quelques-uns me donnent envie de voir plus haut à qui ils appartiennent. Paires de baskets, paires d’escarpins, je lance les paris sur qui ralentira le pas, qui osera un arrêt-compassion dans sa cavalcade quotidienne. Seuls les enfants sont à ma hauteur, ils peuvent me voir, caché dans ma cabane en carton posée sur le trottoir. Ils s’imaginent des choses fantastiques et osent encore parler. Alors, par un bras tiré bien vite, on les fait rentrer dans le droit chemin.
Enfin, après tout, si on regarde le bon côté des choses, je ne peux pas me faire de mal en tombant du lit.