Départ

Murmure inaudible à mon oreille, je ne peux déchiffrer ce que j’entends. Un malaise, une culpabilité inexpliquée et un sentiment d’urgence m’envahissent. Je ne dormais pas encore, mais me voilà bien réveillé. Je regarde partout autour de moi, plisse les yeux dans la pénombre pour essayer de trouver l’origine de cette sensation.

À côté de ma main, une silhouette de la taille d’une coccinelle s’agite. Je rapproche ma main pour la laisser m’escalader. Un homme minuscule, presque translucide et particulièrement mal en point m’escalade.

Billy?

Hochement de tête en réponse. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais jeune lycéen. Je m’apprête cette nuit à passer ma dernière nuit dans la maison de mes parents, avant de partir faire mes études dans une nouvelle ville, d’avoir un nouveau chez-moi.

Billy, ça faisait longtemps… Je t’avais presque oublié, tu sais.

Faible bruit que j’interprête comme un acquiessement. sans le vouloir, je rougis. Et une vision s’impose à moi. L’image de ce tout petit homme, qui serait deux fois plus grand que moi, assis, plié sur le bord de mon lit, en train de me conter une histoire. Avant que la vision ne s’évanouisse, j’ai l’impression qu’une présence féminine lui était associée, mais je n’arrive pas à la saisir.

Tu as toujours été là, n’est-ce pas? Maintenant que je suis sur le point de tourner la page, je crois que je me souviens. Vous étiez quatre, ou peut être cinq, je ne me rappelle plus très bien. Vous vous occupiez de moi, vous me faisiez rire quand je n’étais qu’un enfant. Il me semble que je montais sur tes épaules, alors, mais à l’époque tu étais grand et fort.

Malgré sa taille, je vois un sourire grave sur son visage, ce qui le rend beau et triste à la fois. Je plonge dans mes souvenirs et me rappelle mon enfance solitaire, mon empressement à retrouver la sécurité de ma chambre et les aventures fantastiques que je vivais avec mes amis secrets. Je les abritais sans en parler à personne, et en échange ils m’occupaient des heures entières. Billy était mon préféré avec ses tours d’acrobate et sa force rassurante.

À le voir de plus prêt, j’ai l’impression qu’il reprend une certaine consistance.

Que veux-tu billy?

Cette fois, sa voix résonne à nouveau dans ma tête, comme à chaque fois.

Le moment que nous redoutions tous est arrivé, on dirait. Je suis le seul à le voir, les autres sont déjà partis depuis longtemps. Ce n’est pas plus mal après tout. Je voulais te dire au revoir. On avait bien conscience que tu ne pourrais te souvenir éternellement de nous, on savait que ce jour arriverait où l’appel de ta vie d’homme mettrait un point final à tout ce que nous avons vécu ensemble. Nous n’attendions rien en retour de ce que nous t’avons offert. va maintenant. Vis ta grande aventure en personne. Essaie de garder au fond de ton cœur la joie qu’on a partagé. Merci d’avoir finalement su te rappeler. Il est l’heure pour toi. Il est l’heure pour moi aussi. J’espère qu’un jour, le moment venu, tu nous présenteras à tes enfants.

Une larme coule sur son visage. Une larme coule sur mon visage.

Billy, pardon.

Les enfants qui grandissent n’ont pas à demander pardon. Vis, tout simplement. C’est le seul hommage que j’accepterai de toi.

Au revoir, Billy.

Adieu.

Pulsion

Pensée fugace qui me traverse la tête quand je ne m’y attends pas. D’abord parasite, brouillonne, l’idée prend de l’ampleur jusqu’à m’obnubiler. Rapport de force entre moi et moi, je refuse de lui céder, juste pour le principe. Même si après tout, j’en aurais bien envie. Je m’occupe le corps et l’esprit pour essayer de la tromper, de l’oublier, de lui échapper. Pendant quelques instants, cela marche. Et puis d’un coup me revient en tête l’obsession, boomerang lancé avant d’en détourner l’attention. La résistance reprend, même si une seconde idée s’immisce : je vais finir par céder, le tout étant de savoir quand, et de retarder cette lâcheté au maximum. Enfin, d’un coup d’un seul, alors que j’ai encore l’impression de me battre, le barrage lâche, mon corps me trahit et obéit à la ritournelle qui tourne en boucle sans me demander mon avis. Une fois le forfait commis, la honte ne sert à rien, seul le plaisir procuré m’occupe les sens, même si la fierté n’est pas à l’honneur devant la pulsion assouvie.

On finira tous par crever

Que fera-t-on à ce moment-là? Est-ce qu’une rustine nous suffira? Quand chaque élément de notre corps réclamera son indépendance, quand le tout se dissociera pour arpenter des milliards de chemins différents. Qui finalement arriveront au même point. Qu’est-ce qu’il restera de nous alors? Quand le cerveau putréfié désertera le crâne vide, quand il n’y aura plus un neurone pour recevoir le moindre choc électrique. Où serons-nous alors? Évaporés dans ces soi-disant vingt et un grammes mystiques? Partagés dans les milliards d’êtres qui nous auront dévoré, digéré, recraché? Juste plus là, sans ailleurs, juste plus?

Est-ce que la conscience nous quitte vraiment à ce moment-là? Où bien est-ce qu’elle se retire pour se concentrer justement sur cet effilochement, les sensations nouvelles, cette grande expérience? Pour apprécier pleinement l’abandon, le lâcher prise, le repos, enfin…

Taille unique

Elle vit dans un monde à taille unique, calibré, pensé pour une humanité standard. Que ce soit la taille des lits, des bureaux, la hauteur des marches qu’elle gravit chaque jour, tout a le même gabarit. Elle, elle a la taille requise. Tout est ergonomique, pratique, adapté à sa morphologie. Pas de frustration devant une robe trop petite. Pas de dos cassé à faire la vaisselle. Ou à passer l’aspirateur. Pas de bagues perdues parce qu’elles sont trop grandes pour ses doigts maigrelets. Comme si le monde avait été conçu pour ses mensurations.

Évidemment, elle ne se rend compte de rien. C’est tellement normal, après tout. Le monde s’ouvre sur son passage tel une fleur héliophile. Elle le traverse sans effort, profite de tout ce qu’il a à lui offrir. Et pourquoi faire autrement? Dans un monde à taille unique, peut-elle se permettre d’être unique?

Une journée pour sauver l’humanité

Je me suis levé tard ce matin. Tête dans le brouillard et sensation tenace d’oublier quelque chose. Peut être que j’aurais dû faire moins de folies hier soir. C’est pas si grave, après tout, c’est pas la première fois. Direction le canapé pour un café pas mérité mais requinquant. Je regarde brièvement ce qui se passe dans le monde avant de me lasser, comme toujours. Je sors prendre un peu l’air, ça me fait du bien mais je suis un peu désœuvré. Direction le canapé pour une sieste improvisée.

Vingt heures sonnent déjà, je n’ai pas vu le temps passer. Je vais me chercher une petite bière dans le frigo pour me motiver un peu pour la soirée. Et je vois le petit mot sur le frigo, pense bête laissé à mon intention par quelqu’un qui sait où me trouver. “N’oublie pas que tu n’as que jusqu’à ce soir pour sauver l’humanité. Bisous, Papa”.

Ah oui, c’était donc ça, ce que j’avais oublié. Vingt heures. La flemme. Bah qu’ils se débrouillent tous seuls. Au pire, Papa recommencera demain, c’est tout.