Un poids en moins

TW : deuil, manque.

Cheminer, pendant quatre jours, avec mon sac sur le dos. Précieux chargement, que j’emmène partout où je vais. Un poids sur mes épaules, pas trop lourd mais bien présent. Le poids de ton absence comme une hotte, si dense, sur mon dos.

Une randonnée. Un hommage, un chemin à rebours. Vers toi. Te rencontrer à nouveau. Te raconter encore. Te porter, t’emmener à travers monts et vallées, jusqu’à cette cabane-souvenir. Trouver un souffle improbable, entrecoupé de sanglots, voir la montagne se brouiller derrière les larmes, partager du bout des yeux ma douleur avec ceux qui nous accompagnent. Et appréhender, les mains dans le dos, le poids de ce sac que je ne veux plus quitter.

Un groupe hétéroclite qui s’unit pour quelques heures. Le temps qui trotte, l’air de rien, un agrion qui volète autour de nous, le sifflement sec d’un oiseau qui nous suit de loin. Puis viennent ces instants, inéluctables. Un rocher tête d’ours qui surplombe une vallée magnifique. Des crocus qui s’ouvrent dans la lumière automnale. Le vent de face, bien que léger, nous rappelle que ce ne sera pas aussi simple qu’on l’imagine.

Déposer mon sac au sol. Escalader le chaos, jambes tremblantes. Tenir dans mes mains ce poids qui m’accompagne depuis des jours. Enfin, de mes gestes malhabiles, essayer de disperser ces 2,8 kilos de cendres. Tout ce qu’il reste de notre vie d’amour, de joie, de douceur, de rires, de confiance, de paix.

Redescendre. Trembler dans des bras amis. Reprendre mon sac par une bretelle pour le remettre sur mon dos. Sentir toute l’horreur de sa légèreté. Ce poids en moins. Toi. Qui appartiens désormais à la montagne. Flancher, le corps secoué de spasmes. Avant de poursuivre ma vie, hagarde. Sentant tout le fardeau d’un monde sans toi qui pèse sur mon cœur.

Mosaïque

Ma vie. Éparpillée à mes pieds comme une céramique explosée au sol. Un oiseau de porcelaine. Éclaté en plein vol.

Des bouts de vie, tranchants, mêlés à la terre dans un ensemble incohérent, aux couleurs vives et parfois mal assorties.

De doux souvenirs aiguisés comme des rasoirs. Des routines rutilantes. Des projets devenus puzzles. De la poussière d’amour, partout ; minuscules esquilles qui volent au vent et s’infiltrent dans le moindre interstice. D’infimes regrets, petites billes de verre, polis d’avoir été tournés et retournés en tous sens.

Lentement, l’un après l’autre, il me faut ramasser ces éclats de vie. Les réassembler en un tableau plus grand que l’original. Les apparier avec soin. Les lier un à un dans un mortier de rires et de larmes. Trouver une harmonie qui m’échappe totalement quand je ne vois qu’un gâchis insensé, les restes d’un immense bonheur fracassé si violemment.

N’en oublier aucun. Surtout ne rien oublier. Porter les souvenirs de nos deux vies entremêlées dans mon seul cœur. Qui déborde jour après jour, larme après larme, de trop d’amour, de trop de vide, de trop de vie.

Espérer, peut-être. Qu’après des mois, des années de ce travail fastidieux, tortueux, il en sorte une mosaïque. Modeste ou grandiose. Complète, enfin.

La vie

Ça pique quand on s’y frotte un peu. Ça gratte et ça colle, ça poisse et ça tiraille. Ça s’ajuste mal, ça coince aux entournures.

Ça déborde sans sommation. Tourbillons de sensations, minuscules abrasions sur la chair à vif.

La vie. Hors de la ouate. Les gens. Les contacts. Les mots. Les images. Les sons. Les odeurs. Carapace arrachée. À vif. Pensées en pagaille. Assaillie. Par la vie. Piqûre après piqûre. Se réhabituer. À la vie.

Gaël

Mon Amour,

Vivre avec toi, c’est un tourbillon de joie au quotidien.

Vivre avec toi, c’est de la tendresse dès le réveil, nos deux corps qui se collent pour nous rendormir un peu, les câlins serre-fort, les grattouilles, la chair de poule dans la lumière matinale.

Vivre avec toi, c’est des rires égrenés tout au long de la journée : les petites danses quand tu t’habilles le matin, les bêtises et les farces même dans les moments les plus sérieux, les taquineries (jamais très méchantes mais tout est permis tant que c’est drôle), les gros yeux et les poings sur les hanches exagérés exprès, les blagues, les jeux de mots, les mimes, les embuscades pour de faux et les fous rires pour de vrai.

Vivre avec toi, c’est des surprises, de la poésie et de l’amour dans les tout petits gestes : tronçonner une branche de cerisier en fleurs plutôt que de m’offrir un bouquet de chez le fleuriste, cacher un CD comme cadeau au milieu de paquets de pâtes, nous acheter le même livre sans faire exprès en pensant à l’autre, réparer et restaurer des objets qui me plaisent, faire le plein de céréales avant de partir en weekend…

Vivre avec toi, c’est partager avec tendresse toutes nos lubies, anciennes ou récentes : Pour toi, bouturer, planter, semer tout ce qui pourrait pousser, la photographie en panoramique, au fish eye, au macro, le travail du bois au rabot, au tour à bois, à la dégauchisseuse, à la scie à chantourner, les brocantes, les cailloux, les papillons, les coquillages… Moi, tu m’as vue faire du théâtre, de la danse, du théâtre, du yoga, du théâtre, de l’écriture, du théâtre…

Vivre avec toi, c’est une confiance et une sincérité absolues, tant dans les petits jeux du quotidien que dans les grands séismes qui ont fait trembler notre couple. Sans trop penser à demain, nous avions une fois sereine en notre amour.

Vivre avec toi, ce sont des conversations très animées à chaque repas : moi qui parle, toi qui hoches la tête, hausses les épaules, fronce les sourcils ou souris au bon moment.

Vivre avec toi, c’est une patience infinie, une aura d’amour, le regard pétillant, nos petites têtes de poulet quand nous étions complètement amoureux, des mots d’amour improbables inventés au gré des circonstances, toi le jardinier de mon cœur.

Vivre avec toi, c’est pouvoir chanter ma vie comme une casserole, danser autour de toi comme un rituel à chaque début de vacances.

Vivre avec toi, c’est des bouts de “je t’aime” semés partout dans la maison : un livre que tu as fini mais pas encore rangé, le coussin tassé à la forme de ton dos, le linge étendu, mais à la va-vite parce que tu détestes ça, un bol de céréales terminé qui attend dans l’évier, la maison parfaitement rangée quand je rentre de voyage avant que je ne laisse traîner mes affaires partout, des objets déplacés juste pour me faire rire, ton odeur sur la serviette de bain, le T-Shirt posé à côté du panier pour me faire râler, les tomates cerises patiemment plantées, des fleurs partout dans le jardin, et une caisse de bourgogne gentiment déposée en vue dans mon bureau.

Mon Gaël adoré,

Nous avons vécu toute une vie de bonheur, de joie et d’amour condensée en 11 ans et 11 mois.

Tu as illuminé ma vie de ta force tranquille.

J’ai une chance inouïe d’avoir partagé les trois quarts de ma vie d’adulte avec toi et je sais, comme un trésor caché au fond de mon cœur, que tu étais profondément, immensément heureux, jusqu’à la toute fin, jusqu’à ce que la Mort vienne te faucher dans mes bras.

Mon Amour,

Nous avions encore tant à vivre ensemble et j’aurais tant à te dire, mais j’imagine d’ici ta fatigue à m’entendre blablater pour la énième fois ce que tu sais déjà : la vie avec toi est douce et belle et joyeuse.

Je termine sur une promesse, parce que celle-ci compte plus que tout pour toi : Aussi dur que ce soit pour moi, je te promets de continuer à vivre, à rire, à voir la beauté du monde dans de petits détails, à partager les curiosités, l’inattendu, de bons repas, de bonnes bouteilles, à apprendre, toujours.

À t’aimer de tout mon être.

À être heureuse dès que l’occasion se présente.

Et cette promesse, je compte sur vous, mes amis, pour me donner la force de la tenir.

Tout le monde ne peut pas être pirate

J’ai toujours rêvé d’être pirate. Du plus loin que je me souvienne, je rêvais d’aventures. Lovée dans les bras de mon père, à l’entendre rire aux éclats, promenant mes mains potelées dans sa grosse barbe noire, je m’imaginais sur une mer déchaînée, ballotée par la houle, rentrant finalement à bon port. Et il serait tellement fier de moi…

Alors, quand je me suis réveillée, deux mois après l’accident, au refuge Saint Vincent, orpheline de quinze ans avec une jambe de bois, j’ai su que mon destin m’appelait. Je serais La Marée Noire, pirate autodidacte au large de la Bretagne. Et, à soixante balais bien tassés, je peux vous assurer que ça n’a clairement pas été facile pour moi.

Tout d’abord, parce que le mal de mer, quoi qu’en disent certains, ne disparait jamais vraiment. Ça se calme vaguement quand on n’a plus rien à vomir, et si je peux m’en accommoder, je ne peux pas dire non plus que je sois fraîche et pimpante au bout de trois jours de roulis. Plutôt délicat quand il s’agit d’aborder d’autres navires, bien défendus par des soldats au pied marin.

Et parlons-en, des soldats, des attaques et de la défense… J’ai jamais aimé ça, moi, le sang. Être pirate, pour le rêve, l’aventure, la gloire, oui, cent fois oui. Mais en vrai, plonger la lame d’un couteau ou d’une épée dans le ventre mou d’un congénère, percer une couche de muscles pour m’approprier des biens qui ne sont pas à moi, très peu pour moi. J’ai très vite dû user de ruse pour m’en sortir. Terroriser des gaillards impressionnables grâce à des talents insoupçonnés de comédienne, les apitoyer d’une larme de crocodile, ou, plus prosaïquement, ajouter quelques laxatifs de mon cru dans des chopes laissées sans surveillance, pour les amener à lâcher quelques marchandises de valeur, que je troquais ensuite jusqu’à appeler ça un trésor.

J’ai tenté le charme quelquefois, mais j’ai assez vite arrêté. Les pauvres gars étaient toujours déçus en me voyant nue. Aucun tatouage à leur montrer, pas vraiment de cicatrice non plus, en dehors de ma guibolle. Et le premier à s’être approché de ma peau avec une aiguille et de l’encre est passé par-dessus bord. Même éphémères, je ne supporte pas les décorations sur mon corps. J’ai une jambe de bois, ça me suffit bien pour me sentir pirate. Mais ça complique un peu les ruses plus charnelles.

De la même manière, j’ai toujours travaillé en solo, je n’ai jamais pu faire partie d’un équipage. Le mal de mer, mon peu d’appétit pour les batailles navales, et mon incapacité à obéir aux ordres sans les discuter d’abord… Je n’ai jamais tenu plus de 12h sans qu’on me jette à l’eau, avec un petit supplément de plomb aux chevilles pour m’apprendre à nager. Heureusement que le bois flotte et que mes chevilles sont fines, ça m’a sauvé la vie trois fois de suite, avant que j’abandonne le côté hiérarchie et que je monte ma propre affaire.

C’est à ce moment-là que j’ai trouvé Pantoufle, le perroquet qui ne m’a jamais lâché d’une semelle. Il flottait, à la dérive, un mini boulet à la patte, et a planté son bec dans la barque qui me servait de refuge le temps que je me remette. Je l’ai recueilli à bord, soigné, nourri tant bien que mal, et depuis nous partageons nos vies. Il m’a avoué au bout de cinq ans qu’il avait été condamné pour avoir reproduit devant une assemblée de marins hilares les bruits que faisaient son capitaine dans la fosse d’aisance. Celui-ci, un brin susceptible, n’a pas goûté la plaisanterie et s’en est délesté en même temps que de son repas de la veille.

Heureusement qu’on s’est trouvés, avec Pantoufle ! Déjà, parce qu’au moins, avec ma jambe de bois et mon perroquet, j’étais prise un peu plus au sérieux quand il s’agissait de revendre ma camelote. Surtout parce que moi, je n’ai jamais été capable de lire une carte correctement. Sans Pantoufle, j’étais capable de perdre mon rafiot au port. Alors me rappeler des endroits où je planquais mes trésors ! Vous imaginez bien, avec un sens de l’orientation aussi déplorable que le mien, sans un perroquet un peu malin (et surtout pourvu d’ailes, d’une excellente vue et d’un odorat hors du commun), je n’aurais pas fait long feu. Non seulement Pantoufle retrouvait mes planques, mais, bien mieux que ça, il trouvait celles des collègues et m’a permis plus d’une fois de faire main basse sur de la verroterie de grande valeur, voir sur quelques coffres remplis de diverses monnaies…

Au final, c’est peut-être pour lui que je me suis accrochée à ma vie de pirate. Déjà parce qu’avec Pantoufle, on fait une bonne équipe, et que je me sens un peu moins minable. Il est plus pirate que moi, mais ne peut rien faire tout seul. Et comme il a toujours détesté l’idée d’une vie rangée de sédentaire, j’ai continué. Près de cinquante ans que je suis pirate. Une pirate lamentable, malgré quelques progrès dans l’image, le folklore. Une pirate qui n’a pas su se défaire du mal de mer, qui confond toujours Bâbord et Tribord, qui a parfois besoin d’un oiseau pour retrouver le chemin de l’océan, qui préfère la botanique à la balistique, mais une pirate sincère dans sa piraterie. Près de cinquante ans que je vis mon rêve. En tous cas, près de cinquante ans et je suis toujours là, bien vivante et presque entière. Ça veut peut-être dire que je m’en sors pas trop mal, non ?