Prendre la réalité en farce

Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours eu l’impression de prendre la réalité en farce. Non pas qu’il la trouve drôle et tourne tout en dérision. Il se sent plutôt dindon, et la réalité la chair à pâté dont il serait farci chaque jour un peu plus. Il se sent tellement plein de cette réalité qui s’insinue partout en lui, comblant chaque vide, colmatant chaque brèche, ne laissant aucune place à une fuite virtuelle. Tout se rappelle incessamment à son esprit, mettant des barrières plus que tangibles à ses ambitions, ses espoirs, ses rêves. A tel point que le trop plein lui sort par les trous de nez, par les oreilles, que la migraine le guette. Laissez le donc oublier pour un instant les affres de la réalité pour se concentrer un peu plus sur les possibles qu’il imagine. Et peut être qu’il arrêtera un jour de se farcir l’avenir…

Sur un sentier de lumière

Sur un sentier de lumière, je t’ai rencontré, oublié dans le fossé. Scintillant et tremblotant, tu m’as communiqué ton angoisse, tes craintes, le peu d’espoir qu’il te restait. Pour t’apaiser, te calmer, te rassurer, je me suis aveuglé, j’ai brûlé mes rétines et ma peau. Je t’ai entendu, j’ai absorbé ce trop plein de tout chez toi, j’ai vu ce que personne avant n’avait vu et j’en reste transformé. Tu as perdu de ton éclat, tu supportes à nouveau ton image. Mes yeux, vides pour un temps, brillent d’une farouche intensité et transmettent un peu de toi à quiconque les regarde. Sur le sentier de lumière je n’ose me risquer tout seul, ta peur m’a gagné et je crains pour ma santé mentale, seul dans cette beauté scintillante. Je cherche la rampe mais ne trouve qu’un fossé dans lequel je tombe, perdu sans mes sens. Sanglotant je cherche une âme saine qui m’aiderait à remonter la pente, à accepter ce que par toi, pour toi, je suis devenu.

Le réveil

Un son intense rugit dans la chambre, je me croirais sur un aéroport. Un bruit, mélange de corne de brume et d’avion de chasse au décollage, envahit toute la pièce. Je suis réveillée en sursaut. Paniquée je me demande ce qui se passe. J’ouvre les yeux juste à temps pour voir une hélice en plastique s’envoler d’un socle, également en plastique, d’où semble sortir tout ce vacarme. Horrifiée, je comprends : c’est le nouveau réveil de l’homme qui dort à côté de moi qui vient de sonner. Et si je réfléchis un peu, je comprends également que pour que ce boucan cesse, il faut que je retrouve l’hélice et que je la repose sur son socle. Malin. Vicieux, plutôt. Complètement fourbe.

Attendez, “qui dort à côté”? Oui, c’est bien ça, il a l’air de dormir comme un bébé tandis que j’essaie de calmer tant bien que mal mon palpitant qui s’emballe. Si je veux que le bruit s’arrête, je vais devoir m’y coller. À quatre pattes dans la chambre, je cherche sous le lit l’hélice qui a dû s’y glisser. Je tombe nez à nez avec le chat, qui, loin d’avoir peur, joue avec son nouveau jouet. Et me griffe la main lorsque j’essaie de lui retirer. Enfin, je tiens l’objet, le mal incarné, et je le repose sur sa base. Le bruit s’arrête enfin, l’homme endormi émet un grognement de contentement dans son sommeil, sourit un peu et se repositionne pour mieux dormir. Moi de mon côté, ça y est, je suis bien réveillée. Presque efficace, ce réveil. Direction : le premier carton qui me passe sous la main.

À ta place, je serais plus heureux

La porte est encore fermée. Pour la huitième fois, l’enfant passe devant, s’arrête, écoute. Rien. Il repart pour revenir dix minutes plus tard. Hésitation. Grattements sur la porte toujours close. Un temps. Grognements sourds de l’autre côté. Hésitation encore. L’enfant repart, incertain. Puis revient. Entrouvre la porte, se glisse dans la pénombre de la chambre.

“- Papa, tu ne viens pas?”

Vague bruissement dans le lit, grognement. L’enfant, mal à l’aise, se dandine d’un pied sur l’autre. Il se décide et ouvre les rideaux. La couette remonte plus haut sur l’oreiller. Un gros mot s’en échappe. Sur la pointe des pieds, l’enfant se rapproche du lit hostile, s’assoit sur le bord.

“- S’il te plaît, Papa, réveille-toi.

– Il est quelle heure?

– La grande aiguille est en bas, et la petite en haut.”

Soupir. La couette bouge encore un peu, une tête émerge, des bras attrapent l’enfant, le font sauter et rouler sur le lit. Rires, soulagement. L’enfant prend de l’assurance, profite quelques minutes de cette proximité adorée, et rompt le charme.

“- Pourquoi tu es triste en ce moment Papa?

– Mon ptit bonhomme, Papa a des soucis plus gros que toi, et je ne veux pas écraser tes petites épaules avec ça. Disons juste que si j’étais à ta place d’écolier insouciant, je serais bien plus heureux.

– Mais papa, l’école c’est pas très rigolo. La maîtresse me gronde parfois et les autres enfants se moquent parce que je n’ai pas de maman. Moi je m’en fiche tant que j’ai mon papa, mais je voudrais bien te voir rire, et que tu te lèves assez tôt pour m’amener à l’école. Si j’étais toi et que je puisse dormir toute la journée ou regarder la télé, je serais plus heureux moi aussi.”

L’enfant a l’air très grave, très sérieux. Du sérieux un peu comique qui fait fondre son père et le fait se sentir un peu coupable aussi. Sourire gêné. Les bras serrent l’enfant, le nichent contre le torse. Le nez aspire tant qu’il peut l’odeur des cheveux qui le chatouillent. Des larmes tombent en silence, cachées. Puis le petit paquet se met à gigoter, essayant de se libérer de l’étreinte qui s’éternise. Nouveau chahut. Rires, bataille de polochons. Rires encore. Figure épanouie de l’enfant, sourire éclatant. Cœurs qui s’allègent pour un temps. Course-poursuite jusqu’à la cuisine. L’enfant resplendit. Le regard de l’adulte s’assombrit devant la vaisselle propre, lavée par les petites mains agiles de l’enfant. Un bisou se pose délicatement en guise de merci sur le front de l’enfant. Aujourd’hui, la mélancolie, la tristesse et les tracas sont à l’écart.

Une route du front raconte son histoire

Tranquille j’étais. J’accueillais les amoureux en balade, les animaux en vadrouille, les enfants en quête d’aventure. A l’occasion un chariot tiré par un animal de trait. Je n’étais pas très fréquentée, je n’avais même jamais vu un de ces engins à moteur dont parlaient avec excitation les petits garçons. Et puis un jour, de but en blanc, piétinée je fus, souillée, salie, meurtrie. Adieu solitude, tranquillité, paix et harmonie. Les chasses de petits mammifères par les grands prédateurs furent remplacées brutalement par des hordes d’hommes hurlant, chargeant, le fracas mécanique des machines à tuer, les cris d’agonie. Véritable tempête pour mes sens je perdis l’odeur des bêtes, de l’humus, de sous-bois, pour charrier l’odeur de mort, de pourriture et de sang.

De cette période je n’aime guère me souvenir. Mutilations, encombrement, abandon, mon entretien fut plus que négligé. Je n’étais plus choyée par les gens du coin qui connaissaient bien mon utilité, mais ces étrangers envahisseurs -des deux bords- m’usaient jusqu’à la trame sans jamais prêter attention à moi.

J’ai bien failli disparaître après cet épisode. Lorsque les derniers cadavres furent récupérés ou décomposés, on me fuît comme la peste. D’autres routes furent construites pour permettre les détours pratiques à mes abords. Personne ne voulait plus se rappeler de moi, du massacre dont j’avais été victime, comme si on m’en tenait responsable. Laissée à l’abandon, le sang fut épongé, absorbé, et de la guerre il ne restât presque rien. Tout fut recouvert, la nature m’engloutit, simple piste je devins.

C’est alors qu’ils arrivèrent. Ceux qui étaient en quête d’identité, de mémoire, de batailles. Non sans mal, ils me trouvèrent. Et me remirent à nu. Ils ne permirent pas que je progresse, que je ne sois plus évoluée qu’avant. Ils me remirent exactement dans le même état qu’à l’époque. Ils redessinèrent mon tracé qu’on devinait plus qu’autre chose, mais laissèrent les ornières, en creusèrent d’autres, pour être plus authentiques. Chaque véhicule me faisait mal à sauter ainsi dans ces nids-de poule. Le sang en moins, on me refit régulièrement vivre cette période dans maintes et maintes reconstitutions, commémorations, célébrations.

Mais au final je m’en fiche, parce qu’entre deux cérémonies malsaines du souvenir, je retrouve un peu de mon intimité. Les enfants viennent ici se cacher de leurs parents, jouer, courir, échanger leurs premiers baisers, danser. Et pour un temps au moins, je suis protégée de la cacophonie des hommes, de la fatigue qu’ils apportent inéluctablement après vous avoir créée.