Vendre du ciel

Pensive, je lève la tête et regarde le plafond, gris et terne, de l’entreprise. A chaque fois que j’ai besoin d’inspiration, je contemple les mêmes carrés un peu salis, les mêmes joints blancs qui ont gardé leur couleur à côté des dalles captant toute la crasse émise par les trente employés. Et en tant que designer, je dois dire que j’ai souvent l’occasion de lever les yeux au plafond pour voir si un carré blanc pourrait me lancer une idée géniale.

Et un jour, effectivement, l’idée m’est venue. Tombée comme ça d’en haut, je me suis dit que certaines entreprises gagneraient à équiper leurs plafonds de choses vraiment inspirantes. Et j’ai décidé de vendre du ciel. Un bout de ciel bleu, orageux, nuageux au dessus de chaque employé et les gens se demanderaient pourquoi ils regardent en l’air avant de trouver leurs réponses dans des formes préconçues, affichant grosso modo, le message “retourne travailler”. Un nuage en forme de clavier, la foudre s’abattant sur une forme incertaine, un soleil écrasant qui serait à deux doigts de brûler la rétine, l’infini prêt à nous engloutir. Un œil immense au-dessus de l’entreprise, où chacun pourrait se demander quel dessin abrite la caméra, le mouchard qui le mènera au licenciement.

Pour les créatifs, bien sûr, hors de question d’utiliser cette stratégie, cela serait un désastre que d’obliger de tels artistes à travailler, et complètement anti-productif. C’est pourquoi j’ai commencé a designé ma propre dalle, toute en formes abstraites pouvant me dire mille choses selon mes questionnements, l’heure de la journée ou la drogue ingurgitée. Depuis, je passe pas mal de temps à regarder le plafond, et l’imagination ne me manque plus pour torturer mes prochains.

Chérie, où sont mes pantoufles

Éternelle ritournelle du matin, Monsieur cherche ses pantoufles. Évidemment, elles ne sont pas là où il les a laissées hier soir, même s’il est bien incapable de dire où il les a laissées hier soir. Alors, après avoir vaguement soulevé un coussin, regardé derrière le canapé, Madame entend la phrase attendue : “Chérie, où sont mes pantoufles?”.

Et Madame regarde alors ses pieds en rigolant, tout emmitouflés qu’ils sont dans deux jolies pantoufles qui ne lui appartiennent pas.

Le banc des vieux

Je les ai toujours connus vieux, les vieux qui squattent le banc du parvis de l’église. Ça ne change pas beaucoup, un vieux, une fois qu’il est vieux. Il se ratatine un peu, il se parchemine aussi, mais si on n’y prend garde, on ne le remarque même pas. Ils sont cinq à s’asseoir toujours sur ce banc, deux heures le matin avant le marché, et deux heures en soirée, après le bistrot. Avec mes amis, des fois, on prend des paris. Lequel sortira le premier de l’église allongé devant les yeux mouillés de ses compagnons? Mais ils n’ont pas l’air très pressés de nous départager, ces vieux.

Ils assistent, stoïques spectateurs, à la vie du village depuis leur banc devant l’église. Ils voient d’un oeil flegmatique les mariages, les baptêmes. La larme à l’oeil ou le sourire aux lèvres, ils poussent un soupir de soulagement à chaque enterrement. Ils emmagasinent cette vie qui se déploie sur la place, mémoires survivantes d’un village en perpétuelle agitation, après avoir en leur temps participé de tout leur possible à ce mouvement constant.

Réveil nocturne

Psssst. Tu dors?

Réveillé en sursaut, je cherche des yeux d’où vient le son. Il me semble reconnaître cette voix qui résonne encore dans ma tête.

Qu’est-ce qui se passe? Il est quelle heure?

Instinctivement, j’avais pensé mes mots plutôt que de les dire à haute voix.

Tu veux connaître notre histoire?

Billy? Tu es revenu?

Il me semble que cela fait plus d’un an que le petit homme avait visité ma chambre, à tel point que malgré tous mes espoirs, j’avais fini par croire que j’avais rêvé.

Je ne suis jamais parti, tu sais. Nous vivons ici depuis aussi longtemps que toi.

Mais je ne t’ai jamais revu. Ni toi ni personne qui te ressemble. Tu as bien dit que vous étiez plusieurs? Tu es né ici? Tu as l’air plus vieux que moi pourtant… Tu me parais plus petit que la dernière fois aussi.

Et c’est vrai. Aussi bizarre que cela paraisse, il est vraiment plus petit que lors de sa première visite. Ce qui ne fait vraiment pas bien grand.

L’heure est grave. Nous allons disparaître, tu sais.

Papa passe trop souvent l’aspirateur?

Ne dis pas de bêtises. Nous avons toujours vécu avec un passage régulier d’aspirateurs, cela ne nous pose pas de problème. Tu ne me reconnais pas?

Je suis surpris qu’il me pose cette question. Je lui ai déjà dit que je l’avais vu la dernière fois. Que veux-t-il me dire?

Non. Ça ne nous étonne pas en même temps. Si tu te rappelais, nous n’aurions pas de problème, en fait. Tu ne peux pas voir les autres, ils sont dans état encore plus lamentable que moi. Je suis celui qui avait le plus de chances de réussir. La dernière fois, j’avais cru que… Mais finalement non, je m’en rends bien compte.

De quoi parles-tu? 

Je le vois s’asseoir, les épaules voûtées, sur le bord de mon oreiller.

On ne peut pas t’en vouloir, n’est-ce pas? Alors je suppose que tu veux vraiment connaître notre histoire, c’est bien cela?

Oui, bien sûr…

Tout a donc commencé quand tu es arrivé dans cette chambre. Tu ne t’en souviens pas?

J’étais trop petit, je crois. Je ne me souviens que de cette chambre, à vrai dire. 

C’est vrai que tu étais petit. Tu parlais à peine. Tu étais très solitaire comme enfant. Tu en as passé, du temps, dans cette chambre. Tu n’es pas resté seul bien longtemps, nous sommes arrivés dès que tu nous as appelés. Et nous ne sommes jamais partis. 

Je regarde Billy, bien certain de ne jamais l’avoir vu avant cette nuit, un an plus tôt. Il regarde les volets, angoissé. Se relève en toute hâte.

Il est l’heure, je ne peux rester plus longtemps.

Attends, Billy, enfin !

Mais c’est trop tard. À peine un clignement de paupières et l’oreiller est vide.

Je reviens bientôt. Dors avant qu’il ne fasse tout à fait jour.

Frustré, je cherche où il a bien pu passer. Me recouche avec mille précautions, même si je suis quasi-certain qu’il n’est vraiment plus là. Le temps que j’arrive à trouver à nouveau le sommeil et le réveil sonne, me rappelle à ma vie d’élève studieux.

ADN en partage

Petite fille penchée sur mon berceau, tu m’as offert bien plus qu’un don de bonne fée. Un amour incompréhensible, inconditionnel, irraisonnable. Tu es là depuis le début, tu as vécu avec moi un bon nombre de premières fois : premiers sourires, premiers pas, premiers mots, premiers cauchemars. Tu as vu aussi pas mal des suivantes. Tu suis ma vie, je suis la tienne, on n’est jamais bien loin l’une de l’autre, pour se soutenir, se rattraper, se réparer. S’entraîner, s’élever, s’ouvrir.

On partage tellement plus que des fragments identiques de doubles hélices, que “des paires de gants, des paires de claques”, même s’il y en a eu, c’est vrai. Aussi bien des gants (et des T-shirts, des chaussettes, des jupes, des écharpes, des pulls, des chaussures…) que des claques (…). Si souvent tu as apaisé mes “peurs du noir”, et séché mes “joues mouillées”. Je t’ai rendu la monnaie et ai soigné ton cœur meurtri, t’ai poussée à assumer ce que tu voulais. Tu m’aides à y voir clair, tu me rends la vie ensoleillée. Je te sers de coach à l’occasion, je suis honnête parce qu’on peut se le permettre. Tu es ma béquille, je suis ton tuteur. Ou l’inverse. Et l’inverse.

On peut s’en prendre à la vie de nous avoir trop tôt séparées. Je peux aussi lui dire merci de nous avoir si intimement liées. Une complicité à toute épreuve, des retrouvailles débordant d’enthousiasme, aucune lassitude. Des embrouilles de gamines, du chantage, de la jalousie, des réconciliations, des fous rires, de la proximité, des chatouilles, des secrets partagés, de la télépathie. Tourbillon concentré sur deux jours, nous avons vécu toute notre enfance en accéléré. Pas de quotidien partagé, mais des rites inventés, pour faire oublier l’absence intolérable, pour faire déborder comme un raz de marée cet amour qui me parait durer depuis toujours et que je n’imagine pas perdre avant la fin.

Tu n’es pas “la moitié de moi”, tu n’es pas mon amie. Tu n’es pas un double, un miroir. Âme sœur s’il en est, tu es le roc inébranlable, inamovible, qui restera à mes côtés lorsque, les années passées, nous ferons le bilan de nos vies. Dans le chaos ou le monde stable que nous avons fabriqué, tu es ma seule certitude.