Les grandes personnes

Sous la plume de Saint-Exupéry, le mot ressemble à un reproche, une accusation, presque une insulte. La grande personne. L’adulte. Celui qui a perdu son âme d’enfant. Et dans l’inconscient collectif d’une certaine tranche d’âge, mal définie, non identifiée, le mot résonne mal, le mot fait mal. Depuis longtemps sortis de l’enfance, l’adolescence laissée derrière eux, ils peinent à s’assumer, s’accrochent à un état d’esprit flou qui leur permet, peut être, de gagner du temps.

Et pourtant. Quel mal y a-t-il à grandir, vieillir, mûrir? Quand l’âme d’enfant est déjà bien ébréchée, pourquoi refuser le costume de l’adulte pour un nouveau rôle? La version 2.0 a peut être ses failles mais permet des fonctionnalités tout à fait intéressantes, dessine au fusain des possibilités prodigieuses. Bien sûr, il faut accepter le paquet, on ne peut choisir les avantages sans les responsabilités, mais après tout, n’est-ce pas cela, être maître de sa vie?

Alors, pourquoi freiner devant un mot, un concept? Pourquoi refuser avec tant de virulence l’évolution? Pour tous les possibles qui se transforment en souvenirs? Comme si ce qui était déjà vécu n’était plus à vivre ! Comme si à chaque expérience, on cochait une case “ça, c’est fait” et qu’on n’y revenait plus. Alors que non, finalement. Chaque expérience devrait nous donner de nouvelles idées, de nouveaux possibles, des perspectives qu’on n’aurait pas imaginées dans cette vie rêvée à l’enfance. Quand, enfin devenus grands, on a réalisé ne serait-ce qu’un de nos espoirs adolescents, quel mal y a-t-il à en avoir de nouveaux, peut être plus terre-à-terre, mais plus réalisables, pour nous porter encore un peu vers demain?

Histoires de fleurs

Une pâquerette dans les cheveux, un bouton d’or sous le menton, fleurs des histoires enfantines. Un bouquet de lys orangés, témoignage d’une histoire d’amour. Violettes, coquelicots, primevères, fleurs des voyages campagnards. Une orchidée, fleur à offrir. Un pissenlit, fleur volatile. Fleur de cactus, étoile filante à ne pas rater. Un nénuphar, fleur aquatique, ennemie de Chloé. De la glycine, fleur odorante annonçant le printemps. Pétales de roses, de jonquilles, des fleurs pour vous dire au revoir et bon vent.

Histoires de fleurs qui ne parlent que parce qu’on les écoute, comme le Petit Prince savait si bien le faire. Fleurs de mon histoire, qui stockent mes souvenirs et leur permettent de remonter à ma surface.

L’abominable homme des plages

Je me retourne sur ma serviette, m’accoude pour pouvoir relever la tête et parler à mon amie. En relevant un peu les yeux, je vois les pins qui bordent la plage, à une quinzaine de mètres au-dessus de moi. Je profite du soleil qui me chauffe, je sens une goutte d’eau qui coule d’une mèche de cheveux sur mon épaule, dans le pli de mon cou. Une ombre me cache le soleil, gênée, je regarde ce qui me trouble. Un homme, seul, est en train de s’installer au dessus de nous. Il accroche son vélo à un pin, étale sa serviette quinze centimètres au dessus de nous et se laisse tomber lourdement dessus, faisant voler un peu de sable.

Je tourne la tête pour essayer de faire abstraction de sa présence relativement envahissante et poursuis ma conversation. Une bonne demi-heure plus tard, je ne prête déjà plus du tout attention à l’intrus. je me tourne donc une nouvelle fois, pour me rendre compte, à ma grande stupéfaction, qu’il est vraiment très près de nous, les jambes complètement écartées, et qu’il ne porte pas de slip sous son caleçon plus que lâche. Je peux donc, le temps de comprendre ce que je vois, admirer un bout de chair tout rose posé sur un objet sphérique et poilu. C’en est trop, je me relève et pars, chassée par l’abominable vision du kiki d’un banal kéké sur la plage.

Fais comme tout le monde

Un pas devant l’autre, il glisse sur la vie, la tête haute, la démarche posée. Le regard à l’affût, il observe toutes choses, assuré d’être au milieu du monde. Pas avec le monde. Au centre de celui-ci, tel un roc écartant les flots qui passent encore et toujours à ses côtés, l’érodant à peine sous la pression. Par mimétisme, il s’intègre parmi ses semblables, répond de manière adéquate à chaque stimulus. Pour l’examinateur non attentif, il a une personnalité forte, il est plein de ces qualités qui font de vous un ami fiable.

Sauf que. Il est vide en dedans, ne ressent pas les choses, ne comprend pas les passions humaines. Il pleure parce qu’en certaines circonstances, c’est attendu. Il sourit pour marquer un rite social. Ses rires, parfois communicatifs, ont souvent une demi-seconde de décalage. Il est ce qu’on attend de lui, ne sait pas ce qu’il attend de la vie. Son passage sur Terre est de l’art dramatique, performance d’acteur de longue haleine, jamais récompensée. Il ne ment pas vraiment, ne cache pas ses sentiments, seulement le néant qui l’habite sans même le ronger. Anesthésié émotionnellement, il a toutefois d’assez bons yeux pour faire diversion. Il fait comme tout le monde, qui s’en contente très bien.