Un ami pour la vie

Il me nourrit, je le protège. Je ne suis pourtant pas un simple garde du corps, et lui pas un simple patron. Dès le premier regard, le premier geste, j’ai su qu’il était mon ami. Et lui aussi me considère comme son compagnon, son confident. Il a confiance en moi et, loyal jusqu’à la moelle, je n’ai aucune envie de le décevoir. Depuis le temps que nous sommes sur la route, j’ai appris à connaître et anticiper la moindre de ses réactions. Je l’avertis à chaque danger, ne dormant que d’un demi-œil pour lui permettre de dormir d’un œil. On essaie tant bien que mal de trouver le repos, c’est plus facile à deux quand on peut se tenir chaud.

La vie au grand air me convient bien, peu importe ses contraintes. Lui est souvent plus sensible, mais à mes côtés il s’endurcit. J’ai parfois peur d’être un poids, une charge pour lui. Peu importe sa faim, il partage son repas avec moi. Parfois il reste dehors, dans le froid, au lieu de rentrer se mettre au chaud pour ne pas me laisser seul. Souvent il est dans un état un peu second après cette boisson qu’il avale mais ne me donne jamais. Il me dit que ça lui tient chaud, à l’intérieur.

Il me dit aussi souvent qu’on est unis pour la vie. Qu’on se suffit l’un l’autre. Qu’on n’a pas besoin de vivre en meute. Je ne comprends pas ce concept de solitude choisie. Moi, je l’accepte pour lui, mais quand je croise un des miens, je suis toujours en fête. Lui fuit ses semblables. Eux ne le voient pas. Ou font semblant, je le vois bien. Il se méfie d’eux tout autant qu’eux de lui. Il arrive bien que l’on croise quelques fois des vagabonds ou des passants un peu plus bavards que d’autres, mais ces rencontres restent éphémères. Chaque personne croisant notre chemin finit toujours par partir, au bout d’une minute, une heure ou une semaine. Alors nous poursuivons notre bonhomme de chemin, ensemble et satisfaits de l’être.

Tout pour être heureux

J’ai tout pour être heureux. Il y a beaucoup plus triste que moi sur Terre. Je suis en bonne santé, mes études me poursuivent, j’ai des amis plus que patients et une fille sur qui fantasmer. Parmi mes proches, un a perdu son père récemment, un autre vient de se faire cocufier et un troisième s’est fait mettre à la porte de chez lui. Moi, à côté, je n’ai plus le droit de me plaindre. Parce qu’en comparaison, il faut bien avouer que tout va bien.

Et pourtant j’ai envie de me plaindre. Parce qu’il n’y a pas de raison, après tout. Moi aussi j’ai le droit de ne pas apprécier les choses désagréables de mon quotidien, fussent-elles considérées socialement comme plus supportables. Alors je vais parler pendant des heures de mon ongle incarné. De mes espoirs déçus par la fille qui m’a fait remarquer que j’étais comme un frère pour elle et que par conséquent elle ne pouvait céder à mes avances. De ma copie ratée qui n’aura qu’un douze sur vingt, alors que je vaux tellement mieux. Parce que le bonheur est emmerdant et que j’ai envie d’attirer l’attention sur moi, moi. Qui a le droit de juger de mes peines? De hiérarchiser les douleurs? Qui a décidé que les orphelins pouvaient être réconfortés alors que ceux qui ratent toujours leur bus de quelques secondes n’ont que ce qu’ils méritent? Ce n’est certainement pas moi.

Moi je suis pour l’égalité des malchances et pour la parité en ce qui concerne l’accès au devant de la scène. Même les gens inintéressants doivent être entendus. Après tout, tout dépend du référentiel. Et lorsque je crée mon groupe sur les réseaux sociaux, je me rends bien compte que nous sommes nombreux à renverser la tartine côté confiture pile le jour où on a notre polo blanc / penser qu’encore une araignée du matin nous a fait foirer notre partiel / croire que les illusions ne servent qu’à être cruellement perdues en même temps que l’innocence.

Substitut

J’en ai parfaitement conscience, je suis un substitut pour lui. Je suis là pour combler le vide, éponger le chagrin qu’il ressent lorsqu’il pense à elle. Cela ne me dérange pas. J’ai mon utilité. Grâce à moi, il passera peut être à autre chose. Sa douleur s’estompera, petit à petit. Femme-pansement, je me détacherai tout naturellement lorsque la plaie aura cicatrisé. Bien sûr, il me laissera partir, ne cherchera pas à me retenir. Il n’est pas bon de trop s’attacher, d’empêcher la blessure de sécher. Le pansement n’est là, finalement, que pour rassurer, pour cacher la souffrance le temps de l’oublier un peu. Laisser le temps faire son œuvre en pensant à autre chose, comme un bonbon que l’on suçote pour éviter le mal des transports.

Agréable divertissement, cette relation ne mène à rien, n’a pas d’avenir. Il n’empêche que le temps passé ensemble aura été divertissant, sympathique, reposant. Je ne ferai jamais partie de la liste de ses amours, mais peut qu’un jour, en pensant à moi, il sourira. Peut être qu’il se rappellera, nostalgique, les bons moments cicatrisants qu’il a trouvés au creux de mes bras.

Mon campus

18h. Le troupeau d’étudiants quitte le campus et vaque à ses occupations. Le campus retrouve sa tranquillité une fois le cortège de voitures passé. Certains retardent l’heure du départ pour profiter plus pleinement de la présence d’un ami ou des salles informatiques.

18h30. Sa tranquillité retrouvée, le campus poursuit sa vie, studieuse et sereine. Je reste là. Le labo aussi se vide, la musique se met un peu plus fort et les fredonnements sortent plus facilement. Ambiance détendue, plaisir de travailler.

Après 20h. Lorsque je sors enfin, il fait nuit et les animaux reprennent leurs droits. Le campus n’est endormi que pour l’humain non observateur, qui ne verrait pas les lapins, les renards ou les écureuils traverser l’herbe à toute allure. C’est l’heure idéale pour croiser un collègue sorti tard, se saluer d’un signe de tête : nous appartenons au même monde, nous nous reconnaissons comme ceux qui finissent tard, ceux qui travaillent quand les autres sont rentrés chez eux.

Après 3h. Le calme du campus est troublé par les cris d’étudiants alcoolisés venus terminer leur soirée dans l’espace de verdure à proximité de leur cité. Il est rare de se croiser tant les déplacements sont aléatoires, mais quand cela arrive, c’est l’occasion de partager un bout de chemin ensemble, de profiter d’une connivence particulière : nous, on connaît le campus de nuit, on connaît sa vie secrète, on est sur la même longueur d’ondes.

8h30. De retour au travail, la vie a repris son cours. Un sourire flotte sur mes lèvres quand je repense à tous les souvenirs que j’ai de ce campus, que je commence à bien connaître…

Des mots pour le dire

Un mot après l’autre, il apprend à parler, comme il a déjà appris à marcher. Les idées, les concepts, les noms se bousculent dans sa tête mais il a encore du mal à articuler. Impuissant, il doit se contenter d’essayer, encore et encore, de former les mots corrects qui lui permettront un jour de se faire comprendre et de donner corps à ses pensées.

Et puis c’est l’explosion. Il se rend compte qu’en  les nommant, il prend du pouvoir sur les gens, sur les choses, sur le monde. Lorsqu’enfin son corps le soutient, il laisse libre cours à son plaisir de parler, de communiquer avec tout et n’importe quoi, sans nécessairement attendre de réponse.

En grandissant, il se calme un peu, réalise que le pouvoir qu’il a sur le monde le tient aussi : comme il entend ce qu’on lui demande, il se doit d’obéir à ce langage qui jusque là le ravissait. Les mots des autres répondent aux siens, le contrant, le bridant, le cadrant et formatant son esprit, son développement. Il est un temps désabusé, avant de chercher à contourner cette nouvelle contrainte. Il prend alors goût au mot juste, à la tournure particulière, à tous les trucs et astuces qui lui donneront l’avantage sur d’autres plus forts mais moins aptes à jongler avec les mots.

Lorsqu’il aura affûté son arme, il ne s’en servira plus que pour de belles parades, galas de connaisseurs où il aura pris sa place. Le son des mots, la musique des phrases le transportera. Écrivain, poète il deviendra.