Mes nuits noires et blanches

Noires comme l’encre, facile métaphore pour parler de mes nuits, ces nuits où le black out est total, nuits presque oppressantes que je passe blanches. Incapable de fermer l’œil par une nuit sans lune, sans lueur, sans chaleur, mes nuits noires sont blanches et je fais les cent pas. Je rêve que je ne dors pas, que je me retourne encore et encore dans mon lit, que je compte les minutes et sans cesse, en me réveillant, je ne peux croire que j’ai dormi, finalement. Au matin, mes muscles ankylosés et les cernes sous mes yeux témoignent de la nuit blanche que je viens de passer même si mon corps a fait des siennes, bien malgré moi… Dans l’aube grise je me retrouve et je chasse rapidement le souvenir de ces nuits noires et blanches.

L’apprentissage de la vie

Elle a douze ans, peut être moins. Mardi dernier, ses parents l’ont amenée choisir un lapin nain, probablement pour son anniversaire, parce qu’elle a été sage ou parce qu’elle a de bonnes notes à l’école. C’est mignon un lapin nain, et ça ne demande pas trop d’efforts d’entretien, juste ce qu’une petite de son âge peut fournir.

Je la rencontre dans la salle d’attente, chez le vétérinaire. Elle a alerté hier ses parents sur le fait que son lapin ne bouge pas vraiment, qu’il est très calme, encore plus que depuis mardi. Le vétérinaire l’a fait sortir de son cabinet pendant la consultation, elle me glisse que son lapin est vraiment gentil. Elle est certaine que le véto va le guérir son petit bout, même si elle est un peu anxieuse. Et si c’était à cause d’elle qu’il allait mal?

L’assistante sort doucement, elle garde son sourire professionnel. Elle s’approche de la petite, lui explique que son lapin va vraiment mal, mais que ce n’est pas du tout de sa faute, vu son état, il était déjà malade quand elle l’a acheté. Rajoute qu’avec son papa, ils retourneront très bientôt à l’animalerie pour se plaindre et échanger le rongeur. Puis elle repart pour assister son employeur, sans même se rendre compte de la grossièreté qu’elle a balancée à cette gamine qui vient d’avoir son premier animal à elle toute seule.

La petite vient de comprendre ce qu’on lui dit, ses larmes coulent instantanément, sans bruit. Elle s’essuie dans son écharpe, essaie de ne pas croiser mon regard avec ses yeux rouges. Je lui propose un mouchoir, elle refuse. Tente de garder une contenance. De ne pas montrer qu’en moins d’une semaine, elle s’y était complètement attachée à cette bête, comme seuls peuvent s’attacher les enfants solitaires aux muets témoins de leurs malheurs incompris. Mais déjà, son père ramène une boîte en carton qui ne s’agite pas. Ravalons nos larmes, il est temps de passer à autre chose.

Echo

Ça résonne grave là dedans. À croire qu’il n’y a personne. Comme dans un appartement vidé de ses meubles, juste avant qu’on ne rende les clés. Dans ma tête, je me dis que je suis bien seule. Et ça fait un bruit pas croyable… Le mot seule se répète à l’infini, sans diminuer de volume, sans cesser de me blesser, de m’accabler. Parfois le mot bien tente une sortie, essaie de se faire entendre. Mais son écho est plus faible, comme s’il avait été lancé avec moins de conviction, comme si  quelque oreille attentive l’avait capté pour ne plus le lâcher par la suite. Après treize ans de psychothérapie pour faire taire les voix qui donnaient le change et dominaient ma vie, c’est vraiment bizarre d’écouter le silence. Silence qui me susurre à l’oreille, en stéréo, combien je suis vide, finalement, lorsqu’il n’y a que moi. Et que le vide, ça résonne et ça fait un boucan d’enfer.

En attendant

On observe le monde, on essaie de comprendre ce qui se passe, on s’amuse tant qu’on peut, on profite de la myriade d’instants présents qui s’enchaînent, on se découvre, on s’aime, on se quitte, on se crée des ennuis pour pimenter le jeu, on se lamente, on travaille un peu pour se trouver du sens, on partage, on pense, on s’endort. Parce qu’il faut bien s’occuper, en attendant…

Violences urbaines

Au détour d’une rue, en descendant du bus, ou bien en coupant par un parc, je me retrouve nez à nez avec une scène de banale violence urbaine. Une bagarre entre deux jeunes avinés, un affrontement entre deux bandes rivales, les menaces d’un patron de bar à un client trop agité, les coups de gueule et de poings de quelques sans-attaches. Le plus souvent à mains nues, plus rarement avec une arme de fortune, bouteille de verre, un barreau de chaise, une ceinture.

Malgré moi, j’entends le choc sourd d’une tête heurtant le pavé, les bruits mats de pieds frappant le ventre, couverts par les flots d’injures hurlées, les cris des deux côtés. Malgré moi, je vois le sang sur la figure de l’un des belligérants, j’aperçois les empoignades, les amas de mains, de pieds se débattant, je regarde la scène trop mouvante et pourtant au ralenti. Les images impriment ma rétine, mon lobe occipital, mon système limbique, ma mémoire à long terme.

A chaque fois, ma peau se hérisse, mon cœur se soulève, l’enfant impuissant qui sommeille en moi refait surface. Et chaque coup qui tombe sur un autre que moi marque sa chair et mon cœur. Ressurgissent d’autres scènes où devant les coups, l’enfant impuissant ne pouvait que regarder de ses yeux écarquillés, acte stupide de solidarité s’il en est, pour assimiler la violence qui touche l’autre. Pour essayer de la comprendre. Pour essayer de passer outre l’injustice arbitraire qui lui permet d’être témoin et non victime. Pour au moins savoir.