La première

Avant, on se sent faible, peu sûr de soi, hésitant ou ignorant. On n’est pas certain d’être dans son bon droit, encore moins sûr d’avoir raison, de ne pas se tromper, de ne pas regretter ce qui va se passer.

Et puis vient la première décision. La première rupture, le premier non, le premier “je te veux”. On se rend compte qu’aussi difficile à prendre que soit cette décision, ses conséquences en découlent mais sont attendues, gérables. Et à chaque fois, lorsque nous sommes confrontés à de nouvelles décisions, nous nous rappelons qu’il y a des choses que l’on n’acceptera plus jamais, que l’on sait où l’on va, et faire ses choix devient plus simple, même si le cœur n’y est pas toujours.

Veuve

Aujourd’hui, elle a vu son mari réduit en cendres, mis dans une petite boîte rangée sur une étagère du caveau familial, où elle finira par le rejoindre un jour ou l’autre. Il y a à peine une semaine, juste avant les fêtes de Noël, elle apprenait la mort de celui qui a vécu avec elle pendant plus de soixante ans. Elle n’a pas pu verser une larme pour libérer son coeur lourd. Il faut bien dire que sa mort est loin d’être la première, elle a déjà perdu ses parents, son frère, son petit-fils et quelques amis. Elle a l’âge de ceux qui saluent la mort régulièrement, prenant leur place dans la file d’attente.

Durant cette semaine, elle n’a pas eu une minute à elle, accomplissant toutes les formalités qui mine de rien la tenaient occupée, l’empêchant de sentir le vide à ses côtés. De concessions en procession, la journée est passée. Surréaliste réunion de famille, où les conversations sont finalement les mêmes qu’aux mariages et naissances qui marquent la vie de ces personnes unies par le fil ténu du sang coulant dans leur veines.

Sordide crémation effectuée en deux temps trois mouvements. La tige métallique poussant le cercueil sur les rails jusqu’au four est revenue seule à sa place, impassible faucheuse moderne, attendant le prochain défunt. Moins d’une minute après, le rideau se ferme, fin du spectacle, tout le monde dehors.

Ce soir, elle rentre seule. Cela fait bien deux mois qu’elle est seule chez elle, depuis l’hospitalisation de son conjoint. Mais durant ces deux mois, elle se levait pour aller le voir, pour essayer d’égayer son quotidien, pour vérifier qu’il était entre des mains compétentes. Elle se faisait du souci pour lui. Elle va devoir apprendre à se faire du souci pour elle. À vivre pour elle. Seule. S’organiser sans lui, meubler sa solitude. Lorsque l’effervescence de cette semaine retombera, elle va devoir apprivoiser la compagne qui ne la quittera plus, remplaçant la présence rassurante de son amour de toujours, avec qui, elle l’avoue, elle ne se chamaillait guère. Accepter la disparition de celui qui l’a aimée de sa toute jeunesse à ses vieux jours. Qui a, au sens littéral, partagé sa vie.

Elle sait qu’elle est loin d’être la seule veuve, que les autres s’en sortent, continuent leur vie. Alors, forte, elle poursuivra sa route, sans se plaindre, comme elle l’a toujours fait.

Poésie clandestine

Depuis que la poésie a été interdite par le gouvernement, elle m’obsède. Doux vers jadis ignorés, je suis désormais touché au cœur à chaque rime volée. Je m’abreuve de ce style interdit, ivre de poèmes et de danger. Je n’ose encore écrire sous cette forme technique, tentatrice mais meurtrière de nos jours. Je me contente de poser dans ma prose quelques rimes cachées, de respecter certains rythmes, pour lui donner de la force, subtiles traces de poésie pour l’œil attentif. J’écris frénétiquement et exorcise mes démons en flirtant avec les limites. J’en profite tant qu’écrire pour écrire est encore toléré. Mais je ne me fais pas d’illusions. Si la poésie déchaîne plus de passions que ne peuvent en supporter les cœurs patriotes, je sais qu’un jour prochain tout texte à visée récréative sera prohibé. Je m’enrôlerai alors dans le service de communication de l’Etat, qui sera le seul à pouvoir mettre un mot après l’autre, à savoir lier les lettres pour former des messages s’adressant aux masses avides des miettes de lecture jetées à leurs pieds. J’écrirai pour le simple plaisir d’écrire, peu importe la commande ; je jouerai toujours à cacher d’infimes parcelles de lyrisme dans les écrits gouvernementaux. Et ma mort sera à elle seule un poème adressé à tous les poètes clandestins, le plus authentique que je pourrai jamais leur livrer.

Chacun pour toi

Depuis le jour où tu as fait ton apparition, tout a tourné autour de toi. J’ai assez vite compris pourquoi, et moi aussi, bêtement, j’ai gravité autour du noyau que tu formais. C’est vite devenu chacun pour soi, chacun pour te charmer, chacun pour toi. Tu n’en tirais presque aucun avantage, tu ne comprenais même pas ce qui se tramait autour de toi. Toujours au centre, tu n’as jamais pu imaginer que les choses pouvaient tourner différemment. J’ai beau savoir que jamais je n’occuperai la place qui est la tienne, ma jalousie ne peut que s’incliner et s’enfoncer profondément devant l’admiration totalement irraisonnée et l’amour inconditionnel que je ressens pour toi, sans aucune attente de réciprocité. J’ai conscience qu’un jour tout pourrait changer, que tu pourrais devenir comme nous tous simple quidam. Chair de poule à cette pensée. Laissons donc ton innocence charmer encore les cœurs et remettons à plus tard ton apprentissage râpeux de la vie.

Dimanche

File le temps, paresse de l’instant. Sommeil en retard en partie rattrapé, journée déjà bien commencée. Regarder le temps passer, lui ne s’arrête pas pour qu’on puisse en profiter. A peine le temps d’une sieste inopinée, et la lumière grise de la fin d’après-midi nous apprend que dimanche déjà s’évanouit, laisse sa place à lundi. Lundi qui nous rappelle pour une nouvelle semaine d’activités vite engloutie pour nous ramener encore à notre douce parenthèse hebdomadaire.