La peur se tapit derrière les fenêtres

Dehors le bruit, le froid de l’hiver mais la chaleur de la guérilla. Un bordel sans nom depuis que la manifestation a mal tourné. La mort aléatoire, arbitraire qui fige l’action en plein élan pour ramener les mouvements à zéro.

Dedans la chaleur rassurante du poêle, l’obscurité qui gagne du terrain comme personne n’ose allumer la moindre lumière. Le temps suspendu, retenant son souffle, espérant détourner le regard de la faucheuse. Les sons de panique assourdis par l’épaisseur des murs et l’éloignement relatif des sept étages.

Entre les deux, une fenêtre, terriblement fragile quand elle tremble à la moindre grenade. Fenêtre séparant d’un côté l’action brute guidée par l’adrénaline éloignant la peur et de l’autre l’angoisse paralysante de l’attente d’un inéluctable désastre.

Sourdine

Elle parle et personne ne répond. D’un point de vue physique, sa voix est parfaitement audible, pourtant ses paroles ne franchissent pas les limites de notre perception, ou si peu. Quand par hasard, ou inattention, c’est le cas, vite, notre barrière mentale se dresse. Et nous ne l’entendons même plus. Alors elle parle seule, enfin, je suppose qu’elle nous parle mais n’attend plus de réponse. Elle raconte des choses de sa vie qui n’intéressent qu’elle, peut être pour avoir l’impression de les partager quand même… Quand on la voit, on serait prêt à changer de trottoir si ça n’était pas aussi voyant. Mais ne montrons pas que nous l’avons vue. La tête haute, notre indifférence, regard au loin, est tellement plus marquée si l’on sait réfréner nos mouvements de peur, de dégoût, de pitié, de jugement.

Avec son caddy qu’elle pousse, ses marmonnements nous dérangent. On sent que ses paroles, vaines mais constantes, sont quelque part importantes. Au moins pour elle. Mais à vrai dire, on ne peut pas le savoir, puisque nous ne l’entendons pas. Perdus dans nos pensées, qui, soyons décents, ne franchissent pas le seuil de nos lèvres, nous notons à peine sa position, principalement dans le but totalement inconscient d’adopter le comportement social adéquat. A savoir un oubli anticipé d’une partie de notre champ visuel, une tache floutée, une sourdine nous permettant de poursuivre notre journée sans surcharge émotionnelle.

Dernière minute

Plus qu’une minute avant la fin. La fin du monde? Non, certainement pas, le monde continue sa petite route, même si ça m’arrangerait bien que cette dernière minute soit la sienne. Non, cette minute passera très certainement complètement inaperçue par vous tous. Pour moi, ce sera l’angoisse, une angoisse à la fois interminable et à la fois terriblement vite finie, puisque c’est l’échéance même de cette minute qui m’angoisse tant. Enfin, qui m’angoisse… Oui, c’est bien de l’angoisse, qui me tord le ventre et me bloque la gorge. Je prie pour que mes mains ne soient pas trop moites.

Plus que trente secondes avant la fin. Trente secondes avant que la musique ne s’arrête. Trente secondes avant que tout le monde ne voit à quel point elle me plaît. Trente secondes avant que je n’ose lui déclarer ma flamme. Ou que je laisse passer l’occasion, je ne sais pas encore. J’avais décidé de me jeter à l’eau à la fin de la danse, la seule qu’elle ait voulu m’accorder. Je n’aurai que peu de temps avant que, volage, elle file vers d’autres bras. Pour l’instant, j’essaie de me concentrer. Ne pas lui marcher sur les pieds. Ne pas trop la serrer, ou ça va la faire fuir. Rester en rythme, ce serait con de passer pour un mauvais danseur maintenant. Je me concentre aussi sur ce que je vais bien pouvoir lui dire, dans… vingt secondes maintenant. Ou ce que je vais faire. Je ne sais pas. Dans tous les cas, je serai ridicule. Dans tous les cas, dans une dizaine de secondes, elle va s’échapper. M’échapper. J’essaie tant bien que mal de me concentrer sur la sensation de sa main sur mon épaule, je ne sais plus comment profiter de ce laps de temps qui me ravit et m’angoisse.

La musique est finie. Je ne l’ai pas lâchée. je n’ai rien dit non plus. Rien fait. Je crois que j’ai gagné quelques secondes de rab.

Garçon manqué

Garçon manqué, fille sexy assumant son côté “masculin”. Elle aurait aussi bien pu être un garçon sensible assumant son côté “féminin”. Les termes “masculin” ou “féminin” n’ont pas de sens pour elle, qui est elle, tout simplement. À l’aise dans son corps, à l’aise dans ses vêtements, elle arbore la coupe “garçonne” qui la rend incroyablement féminine. Elle ne se sent pas plus “fille” en jupe et talons, qui brident ses pas, l’empêchent de se mouvoir avec son naturel désarmant. Ce naturel qui, malgré elle, fait craquer ceux qui la voient. Elle n’a rien de la fille fragile qu’on essaie de nous vendre comme le modèle féminin idéal. Elle assume ses postures décontractées, son langage parfois salace, son caractère fort que certains appellent “grande gueule”, et ses yeux gourmands quand passe une tentation dans son champ de vision. Elle aime aussi varier les genres, ne garde pas collée sur elle l’étiquette garçon manqué, et son entourage est surpris quand elle se pomponne.

Comme si c’était incongru de sa part de véhiculer une image d’elle en adéquation avec les canons de la mode. Comme si, affichant alors une féminité non revendiquée quotidiennement, elle perdait son identité. Même dilemme dans la gestion de ses émotions. Souvent à l’aise, abordable, elle pratique le second degré et l’auto dérision. Et choque tout le monde le jour où elle montre une faiblesse, baisse sa garde et étale ses émotions. Sa susceptibilité est alors perçue comme un défaut féminin auquel elle n’a pas droit. À elle de remettre son masque souriant, de reprendre son rôle de femme forte, son côté garçon manqué qui la place aux antipodes de celles qui seront de “vraies” filles.

Disparition

La porte est fermée, depuis quelque temps maintenant. Seule dans mon lit, j’entends les éclats de voix, les rires, la vie qui poursuit son cours. Sans moi. Depuis un temps qui me parait infini, j’appelle mais personne ne répond. Je n’ose me lever, je connais la honte ressentie une fois en pyjama au milieu du salon. Je voudrais que quelqu’un vienne me voir. Pour me prouver qu’on se souvient de moi. Que j’existe.

Personne. Petit à petit, ma voix devient plus faible, mes appels plus espacés. Je me sens partir, happée inexorablement par l’indifférence qui chaque soir m’entraîne vers le lieu où vont ceux dont peu à peu on oublie l’existence.