Le garçon d’à côté

Son boulot, c’est barman. Vie décalée, il part travailler quand on va se détendre en terrasse. Il prépare ses cocktails, fait un peu de service, il surveille la salle et apaise les tensions, il est un peu psychologue, un peu dragueur. Il profite de sa position et fait en sorte que les clientes se sentent importantes. Il sait vendre. A l’occasion, il roule des mécaniques pour intimider un gars un peu lourd, veille à ce que tout reste en ordre dans “son” bar. Il anime les soirées, sait se mettre en scène pour les gros évènements, il a conscience qu’il représente l’image du bar en toutes circonstances.

Le soir, après le service, il boit un verre avec ses collègues. Il sort en boîte, paie rarement ses consommations tellement il est connu dans le milieu. Il considère que nombre de ces soirées font partie de son travail, pour entretenir le réseau social de son patron, pour promouvoir l’image de son bar. Même quand il boit un verre en terrasse, il travaille dans sa tête, commente le service, la qualité des cocktails servis, le standing de l’établissement et les prix pratiqués. Il vit dans un autre monde que le mien, à un autre rythme que le mien. Si l’on ne s’était pas connus avant, on ne se serait sans doute jamais vus. Peut être juste croisés au coin d’une rue, moi partant travailler, lui rentrant se coucher. On serait passés à côté l’un de l’autre, alors que derrière ses manières parfois cavalières, je sais que c’est quelqu’un de bien. Et je suis contente qu’il fasse partie de ma vie.

Ma prise en main

Regardez-moi, vous n’imaginez pas à quel point je peux vous convenir. Touchez-moi, je suis la douceur incarnée. Prenez-moi, je suis parfaitement ergonomique. Je me tiens bien droit comme un “i” mais surtout pas rigide, je reste très maniable. Juste ce qu’il faut d’adhésion, juste ce qu’il faut de glissements, je suis conçu pour une prise en main parfaite. Avec moi, vous aurez la sensation immédiate que vous savez y faire, que vous vous en sortez comme un chef. Vous aurez toutes les raisons du monde d’arborer cet air fier. Vous maîtrisez le geste et les effets en sont visibles rapidement. Avec moi, c’est la réussite assurée, spécialement pour les novices. Laissez-vous tenter, je vous assure que vous ne le regretterez pas.

Ardente glace

A peine sorti du ventre de sa mère, le voilà déjà attrapé, observé, puis plongé dans le liquide qui permettra de le conserver au mieux. Aussitôt, il sent, le temps d’une seconde de douloureuse conscience, la brûlante morsure du froid qui le saisit. C’est bien d’une terrible brûlure qu’il se meurt, emporté par la vague de froid liquide dans laquelle il se noie. Sa conscience est déjà déconnectée alors que ses fonctions vitales s’éteignent rapidement l’une après l’autre. En moins d’une minute, le foetus est passé du statut de nouveau-né à celui d’être figé dans la glace. C’est cette rapidité même qui rend le traitement plus acceptable, et qui permet d’étudier de près les effets biologiques de perturbations intra-utérines. La congélation rapide dans l’azote liquide assure la conservation de toutes les molécules qu’une mort plus lente ne permettrait pas de voir. Surtout, ne dégradons pas ce précieux matériel par des nécroses intempestives. Laissons le froid intense protéger pour nous l’essence même de cet être qui jamais ne connaîtra les raisons ni de sa brève existence, ni de sa soudaine mort.

La promesse du papillon

Fragilité de l’instant. De la taille d’un pouce, ses ailes fines sont à peine bleutées, petite coquetterie d’un papillon par ailleurs discret. Posé sur un long brin d’herbe, il vacille au gré de la brise qui souffle doucement. Quelques pas plus loin, un enfant l’observe, captivé. Il s’approche lentement, jusqu’à pouvoir le faire s’envoler d’un courant d’air. Il s’allonge alors dans l’herbe, les yeux à quelques centimètres de la frêle petite bête. Il tend sa main jusqu’à toucher le brin d’herbe et attend.

Près d’une minute plus tard, le phénomène attendu se produit : d’un battement d’ailes, le papillon s’envole, tourne quelques instants et vient se poser sur la peau nue du bras de l’enfant. Peau douce et sucrée que le papillon goûte du bout de sa trompe. Ses pattes chatouillent le bras juvénile mais le petit n’ose pas bouger un poil de peur d’effrayer le lépidoptère. Retenant son souffle, l’enfant savoure la promesse offerte par l’instant suspendu. Promesse d’un monde où l’innocence aura toujours sa place, promesse d’une paix et d’une harmonie à portée de bras.

La parole est à la méfiance

Qu’ai-je à dire pour ma défense? Il était trop gentil, j’ai trouvé ça louche, je lui ai fermé mon cœur. De nos jours, derrière la gentillesse se cache un intention malveillante, non? Dans tous, les cas, je ne pouvais pas savoir qu’il était sincère, et connaissant mon expérience, comment aurais-je pu l’imaginer? Et puis, après tout, quelle idée de s’ouvrir ainsi à moi? Pourquoi ne s’est-il pas protégé? Ça ne se fait pas de se livrer totalement à une inconnue, sans même penser qu’elle pourrait mal le prendre ou nous faire souffrir inutilement. Oui, mais sans confiance, sans prendre de risques, comment entrer dans l’intimité d’une personne? L’argument se tient, mais je ne peux l’accepter. Qu’on donne son corps, soit, c’est une chose plus que banale à notre époque. Mais étaler ainsi ses sentiments devant n’importe qui, c’est tendre le bâton pour se faire battre. Ce n’est plus dans les conventions sociales. C’est à ses risques et périls. Il ne peut pas m’en vouloir de lui avoir brisé le cœur, il n’avait qu’à y faire plus attention, à son cœur, s’il y tenait tant !