La preuve par trois

Un . Ta main dans la mienne pour marcher de concert. Ton réflexe de protection quand tu sens un danger ; le pas en arrière que tu m’obliges à faire, avant même de savoir ce que j’ai pu voir.

Deux. Ta capacité à me déchiffrer, que je le veuille ou non. Sans un mot ou sans un regard, tu sais ce que je ressens. Tu t’y adaptes ou pas, selon ton humeur, mais à chaque fois j’ai la certitude que le message est passé. Pas besoin de te dire que quelque chose me touche, tu redeviens sérieux et restes à ma disposition au cas où je veuille le partager. Impossible d’être en colère contre toi plus de deux minutes, tu désamorces toutes les situations d’un sourire désarmant.

Trois. Ton regard qui accroche sur moi, alors que tu me connais déjà par cœur. La gourmandise dans tes yeux sans cesse renouvelée, pour un corps qui pourtant t’es désormais familier. J’ai beau savoir que jamais tu ne te lasseras d’une pizza ou d’un verre de whisky, ton appétit de moi me ravit et me rassure. Tant que c’est dur, c’est que ça dure.

En réponse muette aux questions que je ne pose pas, j’ai de toi la preuve par trois.

Défier les apparences

Il parait que je suis arrivé comme un cheveu sur la soupe, quand personne ne m’attendait. Un accident, comme on dit. Maman était trop vieille, elle n’y croyait pas, et Papa est parti quand il l’a appris. Pas de ma faute, mais on dirait que c’est écrit sur mon visage. Je le ressens à chaque regard de Maman, depuis presque trente ans.

Il parait que bientôt, Maman va partir et que je ne pourrai plus la voir. J’aimerais bien qu’elle m’emmène avec elle mais elle a le regard dans le vague chaque fois que je le lui demande.

Il parait que je suis socialement inadapté. On m’appelle bon à rien, poids mort, boulet, instable. Je ne travaille pas, mais Maman a quand même quelques sous grâce à ma pension. Personne ne sait que j’invente des histoires, je ne les raconte à personne puisque personne ne m’écoute. J’aimerais pouvoir les dire à des enfants, que j’imagine plus gentils et plus doux que les adultes, et surtout avec plus d’imagination…

Il parait que pour mon bien je vais aller moi aussi en voyage, dans un centre avec des gens comme moi. Que c’est mieux pour tout le monde. Évidemment, on ne me demande pas mon avis, c’est une constatation. Maman est vraiment trop vieille pour s’occuper de moi, elle est très fatiguée. Je sais bien que je la fatigue, elle me le dit souvent.

Il parait que là où je vais, les gens sont gentils mais que je n’en sortirai pas tant que je n’aurai pas une insertion socio-professionnelle. Je pense aussi que là bas, personne ne me connaît. Je ne suis plus obligé d’être l’inadapté. Peut être que par rapport aux autres, je serai ouvert. Je serai dégourdi. J’ai de l’imagination. Peut être que je pourrai être créatif, communicatif. Et peut être qu’un jour, je pourrai vivre.

Je n’ai donc plus le choix. A moi de défier les apparences. Avec aplomb.

Prête-moi ta plume

S’il te plaît, prête moi ta plume...

Je ne sais pas d’où vient cette voix, j’ai l’impression de l’entendre directement dans mon cerveau, et j’essaie de répondre par le même canal.

De quoi parles-tu?

Silence. Je crois déjà avoir rêvé. Puis…

S’il te plaît, prête moi ta plume…

Je relève la tête et aperçoit, près de mon oreiller, une plume blanche et un tout petit homme, qui essaie visiblement de l’emmener avec lui. Je me relève complètement et cligne plusieurs fois des yeux. Non, je ne rêve pas.

Qui es-tu?

Je m’appelle Billy

Je rapproche mon visage de ce tout petit bonhomme, pas plus grand que mon pouce. Je souffle un peu trop fort et la plume s’envole, Billy -puisque c’est son nom- s’accroche au bord de l’oreiller.

Pardon, je ne voulais pas te faire de mal…

C’est marrant ce mode de communication, je n’ai besoin que de penser mes phrases, et j’ai l’impression que Billy me comprend. Je me relève pour ne pas lui souffler encore dessus, et ramasse la plume. Je la lui tends, la pose délicatement sur ses avants-bras qu’il a tendus à cet effet.

Merci.

De rien, mais pourquoi as-tu besoin de cette plume?

D’un saut périlleux arrière, Billy saute du lit et disparaît de mon champ de vision. De frustration, je crie et essaie de le rappeler.

Mais enfin, reviens, parlons un peu, où vis-tu?

J’attends plusieurs minutes, qui me semblent des heures, mais pas de réponse. Puis j’entends, comme de très très loin, une seule phrase :

Un jour, je reviendrai.

La cité des anges

Le ciel est bleu ce matin. A vrai dire, le ciel est bleu tous les matins. Et tous les après-midis. Et même tous les soirs. Je suis sûr que la nuit, le ciel reste bleu, il ne doit jamais faire nuit noire. Mais la nuit, ici, tout le monde dort, et il n’y a personne pour s’en étonner. Les seuls nuages que l’on aperçoit dans ce ciel d’azur ont tous des formes assez marquées pour que notre imagination travaille. Un dauphin ici. Et là, un château. Je reconnais encore un lapin, un tournesol, un dragon, un sapin, une fourmi, une Ferrari, la fée Clochette, un éléphant,  et Jessica Alba. Lassé de ce jeu, je descends jusqu’à la plage. Il fait assez chaud pour que l’idée de se jeter à l’eau soit alléchante, mais une agréable brise évite que l’on souhaite se damner pour un plongeon.

En quelques secondes, je suis prêt et me dirige vers cette calme étendue d’eau. Lorsque mes pieds sont mouillés, je n’ai pas besoin de faire de pause pour m’habituer à la température. L’eau est tiède. Presque trop, même. Je me lance à l’eau, mais en faisant attention à ne pas mouiller mon auréole. Je fais quelques brasses avant d’être rejoint par un jeune dauphin. Pour lui faire plaisir, je joue un peu avec lui. A califourchon sur son dos, je l’encourage à faire des bonds. Puis il me laisse près du rivage et je sors de l’eau. Je me laisse sécher au soleil avant de me rhabiller. Je me laisse tenter par le marchand de glaces et repars avec deux boules au caramel.

Je remonte vers le centre ville –entièrement piéton- en passant par le parc. Un parfum de roses flotte dans l’atmosphère, avec une discrète note de jasmin. Écœurant. Je croise quelques promeneurs, on se salue poliment d’un signe de tête. Dans ma tête, discrètement, je leur tire la langue.

Cela fait huit mois maintenant que j’ai rejoint la cité des anges, lieu de retraite des anges les plus méritants. Il est vrai que j’ai toujours fait mon travail d’ange de bon cœur. Je suis devenu un équilibriste hors pair à force de rester perché sur l’épaule droite de tant et tant d’humains en proie à des cas de conscience épineux. J’ai presque toujours su les orienter sur la bonne voie, les plus faibles comme les plus durs, sauf quand le diable en concurrence prenait l’apparence d’un mignon petit chaton. Et encore, une fois, j’ai réussi à arroser ce soi-disant félin d’eau bénie, ce qui a signé ma plus grande victoire et m’a assuré ma place dans la cité des plus grands. Si j’avais su…

Je me dois de l’avouer, maintenant que j’ai fait le tour de cette cité maintes et maintes fois, que je m’emmerde ! Oui, tout est beau, agréable, ergonomique, doux et j’en passe. Oui j’ai droit à un repos bien mérité. Oui, c’est moi qui ai demandé ma villa avec vue sur la mer. Mais enfin, quand je travaillais, sur Terre, je profitais autrement mieux de mes rares et courtes pauses ! Il me parait si loin le temps où on jouait à la belote en se racontant les échecs de ces pauvres humains, « les perles du paradis », comme on les appelait… Et le temps où on regardait ces jolies créatures appelées femmes… Ici, l’asexualité évite les tensions, certes, mais c’est quand même moins agréable à regarder ! Ce qui me manque plus que tout, ici, c’est l’incroyable diversité de spiritueux que l’humanité a réussi à inventer. Avec un faible particulier pour leurs bières, les rousses, évidemment, qui ont autant de goût que leurs femmes ont de charme…

Je marche encore un peu dans ce cadre idyllique, et prépare mentalement la requête que je vais soumettre au grand patron. Je ne sais pas quel marché conclure avec lui, ni même si quelqu’un a déjà essayé de marchander sa retraite, mais je voudrais donner de l’avenir à l’emploi des séniors et reprendre le travail. Oui, certainement, c’est une idée qui devrait mériter réflexion, ce n’est pas comme si les anges connaissaient le chômage, et la concurrence ne nous laisse aucun répit en ce moment… Et en échange, s’il y tient, je pourrai renoncer à jamais à mon droit de vivre le reste de mon éternité dans la cité des anges…

Plus tard quand on sera grands

Je regarde par la fenêtre la pluie tomber dans la cour. Les enfants profitent de cette averse bienvenue au milieu du mois d’août et courent sous l’ondée. J’entends leurs jeux d’ici, comme si j’y étais. Un chat glacé, cette fois-ci. Je ne suis pas sûr qu’ils saisissent l’ironie, mais ça me fait sourire d’y avoir pensé. Des grands arrivent avec une vipère, pour faire peur aux petits et rire leurs copains. Celle-ci finira sûrement sous une pierre ou une pelle, à cause de la pluie ils ne pourront pas la brûler, comme la dernière.
J’observe encore un peu leurs jeux innocents puis retourne à mon bureau recopier mes lignes, encore et encore, jusqu’à me faire mal au poignet. De l’endroit où je suis installé, j’entends leurs rires, leurs cris comme si j’y étais. Mais je n’y suis pas. Je n’ai plus le droit d’y être, et de toute façon, ils ne veulent pas de moi. Ou bien je ne veux pas d’eux. Je ne sais plus.
Il parait que je suis trop grand, et de toute manière, depuis la dernière fois, je suis puni. Je me contente d’écouter ce qui se passe, de contempler à la dérobée les gamins qui sont de plus en plus jeunes au fur et à mesure que le temps passe. De temps en temps, j’entends leurs rêves, leurs histoires extraordinaires, ce qu’ils feront dans leur vie d’adulte, leur vie de grand.
Alors je me rappelle les miens. Je voulais être gangster, chirurgien, et puis, en grandissant, coiffeur, électricien…
Et maintenant…
Le verrou de ma chambre s’ouvre, je vais m’assoir sur mon lit, comme on me l’a appris. Le plateau repas arrive, j’attends que la porte se referme, et je vais manger.
Alors moi, quand je serai petit, je serai juste un enfant.