J’ai tout pour être heureux. Il y a beaucoup plus triste que moi sur Terre. Je suis en bonne santé, mes études me poursuivent, j’ai des amis plus que patients et une fille sur qui fantasmer. Parmi mes proches, un a perdu son père récemment, un autre vient de se faire cocufier et un troisième s’est fait mettre à la porte de chez lui. Moi, à côté, je n’ai plus le droit de me plaindre. Parce qu’en comparaison, il faut bien avouer que tout va bien.
Et pourtant j’ai envie de me plaindre. Parce qu’il n’y a pas de raison, après tout. Moi aussi j’ai le droit de ne pas apprécier les choses désagréables de mon quotidien, fussent-elles considérées socialement comme plus supportables. Alors je vais parler pendant des heures de mon ongle incarné. De mes espoirs déçus par la fille qui m’a fait remarquer que j’étais comme un frère pour elle et que par conséquent elle ne pouvait céder à mes avances. De ma copie ratée qui n’aura qu’un douze sur vingt, alors que je vaux tellement mieux. Parce que le bonheur est emmerdant et que j’ai envie d’attirer l’attention sur moi, moi. Qui a le droit de juger de mes peines? De hiérarchiser les douleurs? Qui a décidé que les orphelins pouvaient être réconfortés alors que ceux qui ratent toujours leur bus de quelques secondes n’ont que ce qu’ils méritent? Ce n’est certainement pas moi.
Moi je suis pour l’égalité des malchances et pour la parité en ce qui concerne l’accès au devant de la scène. Même les gens inintéressants doivent être entendus. Après tout, tout dépend du référentiel. Et lorsque je crée mon groupe sur les réseaux sociaux, je me rends bien compte que nous sommes nombreux à renverser la tartine côté confiture pile le jour où on a notre polo blanc / penser qu’encore une araignée du matin nous a fait foirer notre partiel / croire que les illusions ne servent qu’à être cruellement perdues en même temps que l’innocence.