Tranquille j’étais. J’accueillais les amoureux en balade, les animaux en vadrouille, les enfants en quête d’aventure. A l’occasion un chariot tiré par un animal de trait. Je n’étais pas très fréquentée, je n’avais même jamais vu un de ces engins à moteur dont parlaient avec excitation les petits garçons. Et puis un jour, de but en blanc, piétinée je fus, souillée, salie, meurtrie. Adieu solitude, tranquillité, paix et harmonie. Les chasses de petits mammifères par les grands prédateurs furent remplacées brutalement par des hordes d’hommes hurlant, chargeant, le fracas mécanique des machines à tuer, les cris d’agonie. Véritable tempête pour mes sens je perdis l’odeur des bêtes, de l’humus, de sous-bois, pour charrier l’odeur de mort, de pourriture et de sang.
De cette période je n’aime guère me souvenir. Mutilations, encombrement, abandon, mon entretien fut plus que négligé. Je n’étais plus choyée par les gens du coin qui connaissaient bien mon utilité, mais ces étrangers envahisseurs -des deux bords- m’usaient jusqu’à la trame sans jamais prêter attention à moi.
J’ai bien failli disparaître après cet épisode. Lorsque les derniers cadavres furent récupérés ou décomposés, on me fuît comme la peste. D’autres routes furent construites pour permettre les détours pratiques à mes abords. Personne ne voulait plus se rappeler de moi, du massacre dont j’avais été victime, comme si on m’en tenait responsable. Laissée à l’abandon, le sang fut épongé, absorbé, et de la guerre il ne restât presque rien. Tout fut recouvert, la nature m’engloutit, simple piste je devins.
C’est alors qu’ils arrivèrent. Ceux qui étaient en quête d’identité, de mémoire, de batailles. Non sans mal, ils me trouvèrent. Et me remirent à nu. Ils ne permirent pas que je progresse, que je ne sois plus évoluée qu’avant. Ils me remirent exactement dans le même état qu’à l’époque. Ils redessinèrent mon tracé qu’on devinait plus qu’autre chose, mais laissèrent les ornières, en creusèrent d’autres, pour être plus authentiques. Chaque véhicule me faisait mal à sauter ainsi dans ces nids-de poule. Le sang en moins, on me refit régulièrement vivre cette période dans maintes et maintes reconstitutions, commémorations, célébrations.
Mais au final je m’en fiche, parce qu’entre deux cérémonies malsaines du souvenir, je retrouve un peu de mon intimité. Les enfants viennent ici se cacher de leurs parents, jouer, courir, échanger leurs premiers baisers, danser. Et pour un temps au moins, je suis protégée de la cacophonie des hommes, de la fatigue qu’ils apportent inéluctablement après vous avoir créée.