J’ai trente ans et je collectionne les doudous.
Le tout premier doudou de ma collection est un petit mouton tout doux, avec une écharpe rayée de vert et d’orange. Il a de très longues pattes que l’on peut nouer entre elles et de la laine sur le dos et le dessus de la tête. Une étiquette très longue sur laquelle, à l’époque, on pouvait lire les instructions de lavage sur une face et « ce doudou appartient à Jules » sur l’autre face. Je l’ai trouvé par hasard sur un muret devant l’école maternelle Prévert, un soir vers vingt heures trente. Machinalement, je l’ai ramassé. Je pensais le mettre de côté pour le ramener à cette école le lendemain et le rendre à son petit propriétaire.
De retour chez moi, j’ai pensé à l’enfant qui devait pleurer à l’heure du coucher ; aux parents qui essayaient de le calmer, qui très probablement rusaient en lui présentant d’autres peluches que le gosse jetait en hurlant. Imaginer ce spectacle, alors que j’avais le petit mouton sur les genoux, m’a réchauffé le bas du ventre. Alors je l’ai gardé. Chaque soir, entre vingt heure et vingt-et-une heure, j’imaginais ce petit Jules, de plus en plus précisément, et je serrais son doudou fort contre moi.
Lorsque j’ai senti que le petit avait arrêté de regarder par terre à la recherche de son doudou à chaque trajet, que les parents avaient réussi à lui en imposer gentiment un autre et que tout était rentré dans l’ordre pour cette famille, j’ai pu considérer le mouton comme le mien. Mon premier doudou.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à traîner à la sortie des crèches, des écoles, des centres de loisir. Je cherchais un doudou perdu et je le ramassais. Le même manège se répétait, je me sentais puissante. J’avais le pouvoir de perturber le cours de la vie de ces familles pendant quelques jours, quelques semaines au plus. C’était… agréable, je crois. Je sentais que j’étais importante. Que je jouais un rôle dans l’apprentissage de la vie et de ses frustrations pour ces bambins.
J’ai gardé cette habitude de chercher les doudous sur les trottoirs, de passer chaque jour devant ces endroits remplis d’enfants. Quand l’occasion se présente, que je vois une porte ouverte, j’entre, je trouve la caisse à doudous qu’il y a très fréquemment pour que les petits s’en détachent progressivement et j’en vole un. Parfois au hasard, souvent je prends le temps de le choisir. Pas plus d’un par jour, pour avoir le temps de profiter des scénarios que je me joue le soir ou à l’heure de la sieste.
J’ai trente ans et quatre vingt-treize doudous. Vous voulez les voir ?