La colline du silence – VI –

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Félix. Un étudiant que mon frère voyait en terminale. Le seul que j’ai vu de mes yeux embrasser mon frangin et lui tenir la main. Félix, qui avait disparu sans laisser d’adresse deux ans plus tard, un soir où mon frère et moi en étions venus aux mains, aux poings et aux pieds lors d’une dispute particulièrement violente. Félix, pour qui mon frère a quitté famille, études et amis, dans l’espoir de le retrouver. Félix, qui a changé radicalement nos vies il y a trois ans de cela.

Pendant que je me remémore cette période, je me dirige vers les escaliers et il me suit en silence. De retour dans ma cuisine, je prépare une nouvelle tournée de café, nous en aurons besoin. J’appelle le travail pour prévenir que j’ai de la fièvre, que je ne viendrai pas. Puis je reste silencieux, j’ai peur de froisser mon frère avec une question maladroite. C’est lui qui a abordé le sujet, j’imagine qu’il va développer seul et qu’il cherche ses mots, savoure son effet.

Il termine son mug de café avant de reprendre. “Il y a un an, j’ai reçu une lettre que Félix m’avait écrite. Sa sœur avait finalement décidé de me la faire parvenir. Je savais depuis longtemps que je ne le reverrai pas, qu’il avait eu un accident et que sa famille l’avait caché pendant son hospitalisation puis m’avait volontairement éloigné en m’envoyant sur une fausse piste en Norvège pour que je n’assiste pas à son enterrement. Si tu te rappelles cette période, je partais souvent et je t’envoyais encore des cartes. Tu savais plus ou moins où j’étais mais je m’arrangeais pour te blesser. Je n’avais pas digéré que tu insinues que Félix t’avait fait des avances. Pendant longtemps, j’ai cru que tu étais jaloux de me savoir avec lui, jaloux du temps que je ne t’accordais plus depuis un bail. Je ne vous ai jamais dit qu’il était mort, je voyageais pour fuir tout ça, je ne voulais pas de votre sympathie, j’étais en colère.” Je continue de me taire et l’observe. Il fait tourner machinalement sa tasse vide sur la table, parle en regardant la huche à pain. Son visage est plus grave que sur le toit, mais il y flotte toujours un sourire, comme si nous étions en train d’évoquer des souvenirs de colonie de vacances. Pour ma part, je respire à peine et hoche simplement la tête de temps en temps. Ça fait au moins cinq ans que mon frère n’a pas aligné autant de mots, trois ans qu’il ne m’a pas parlé franchement de lui. Et si j’espérais encore des explications pour ses combines, je ne croyais plus vraiment qu’elles arriveraient un jour.

Il se ressert une tasse et colle ses mains dessus pour les tenir au chaud. “Il y a un an, donc, j’ai reçu cette lettre de Félix, qu’il avait écrite le soir de notre bagarre. Il me disait qu’il allait révéler notre relation à sa famille. Qu’il en avait marre de me présenter comme un ami alors qu’il était fou amoureux de moi. Et il a ajouté, en PS, comme une blague, “ça clouera le bec de ton frangin, j’irai lui dire après que je ne suis pas lâche et que j’assume totalement ce que je suis.” Et c’est ce soir-là qu’il…”

La voix de mon frère se casse. Il a les yeux rouges mais ne pleure pas, l’ombre de son sourire traîne encore sur ses lèvres. Il se ressaisit et poursuit. “Ce soir-là, il a effectivement annoncé son homosexualité à ses parents. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé exactement, mais il a fini avec sa moto dans un ravin à une centaine de kilomètres de chez lui.” Il plante ses yeux dans les miens, s’adosse à sa chaise, termine son mug puis sourit de toutes ses dents. “La suite, tu la connais. Je t’en ai tellement voulu. J’ai pensé que, directement ou non, son coming out l’avait tué. Et une part de moi ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait fanfaronné pour t’épater. Je repensais à tes insinuations. De toute façon, je ne pouvais pas accepter qu’il l’ait fait pour moi, c’était trop insupportable. Alors je me suis vengé de toi. C’était tellement facile de te manipuler, de t’atteindre. Je te connais encore par cœur. Je voulais que tu en baves, je savais que quelque part, tu tenais toujours à moi et que je pouvais en jouer. Il me suffisait de disparaitre pour t’affoler. Je t’observais de loin et ça ne m’apaisait pas. Alors je revenais à l’attaque. Et je repartais. Mon silence avait plus de poids après chaque réapparition. Je jouais de tes espoirs et de ta colère. Même là, tu vois, après tout mon blabla, tu n’oses même pas m’en vouloir, c’est assez comique.”

Il éclate de rire et c’est vrai que je ne sais pas comment réagir. Rancœur, soulagement, déception, ébahissement ; j’ai le choix des émotions. Plus il attend ma réaction, plus je suis confus. Finalement, je me lève, je vais dans la salle de bains passer un jean et un T-shirt propre, je mets des baskets et je pars, sans un mot.

À suivre…

Épisode VII

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