Voyages en ballon

Pour commencer, Julian part à la pêche aux nuages. Il court dans la plaine, dos au vent, pour rabattre stratus et cumulus sur la ligne de crête. Quand son regard est particulièrement acéré, Julian peut dénicher des nimbostratus dès que le temps s’y prête. Les nimbostratus sont les nuages les plus adaptés pour fabriquer des montgolfières bien denses, plus sûres pour des passagers, même si elles sont plus lentes au décollage que les stratus.

Quand les nuages sont ralentis par les parois rocheuses du cirque de Garutan, Julian sort son lasso tissé en soie d’araignée et le lance adroitement vers le nuage qu’il convoite. Il n’a pas le droit à l’erreur, si son lancer est mauvais, les nuage se disloque et cela perturbe ceux d’à-côté, qui peuvent s’effilocher. Le mouvement de lasso parfait passe au-dessus du nuage et redescend en tournant de manière à rabattre les bords vers le bas. Ainsi, Julian fabrique une nacelle, qui permettra aux voyageurs d’embarquer sur le ballon. Un mouvement rapide du poignet permet d’élargir la nacelle lorsque les passagers sont nombreux.

Dès que le ballon est prêt, Julian doit le guider jusqu’à l’embarcadère. Il doit être vigilant aux courants d’altitude qui peuvent déchirer la voile du ballon, dispersant de gros morceaux de nuages, comme des barbes à papa qui moutonnent dans le ciel. C’est très joli, mais ça le met en retard sur sa journée : il faut pêcher un nouveau nuage et recommencer le processus. Il tire doucement sur sa longe en soie d’araignée, donne du mou quand il sent une résistance et rembobine son fil lentement, sans à-coup, pour amarrer le ballon.

Les passagers peuvent alors monter dans la nacelle. Quand tout le monde est installé, Julian prend place également et modèle avec précaution une rambarde bien solide, garde-corps moelleux mais rassurant. Il répartit le poids des passagers et vérifie l’épaisseur de la couche nuageuse du plancher, pour éviter des chutes malencontreuses. Enfin, il détache son fil, et le nuage poursuit sa route naturellement, comme s’il n’avait pas été dévié. Il suit le vent, et prend de l’altitude en fonction de sa nature : les cumulus restent plus près du sol, tandis que les cirrocumulus vont monter très haut dans le ciel. Toutefois, de par leur densité extrêmement faible, seuls les passagers les plus légers et les plus expérimentés se risquent à les emprunter.

Pour la fin du voyage, plusieurs options sont possibles. Soit Julian, à l’aide de son lasso et des passagers volontaires, tracte le ballon jusqu’à un débarcadère sur la terre ferme. Soit il modèle dans le ballon-nuage des parachutes qui permettent de couper au plus court. Soit le ballon s’approche suffisamment près d’un nuage plus bas, et tout le monde descend, de nuage en nuage, jusqu’au plancher des vaches. Si les nuages sont assez épais, alors Julian peut même modeler de petites plateformes qui redescendent délicatement lorsqu’elles sont chargées.

Le seul danger vient de la pluie. Si le nuage se met à pleuvoir, les passagers peuvent glisser et tomber, telles de grosses gouttes de pluie, pour s’écraser finalement au sol. Sans compter les éclairs qui peuvent rôtir sur place quiconque se trouve sur leur (fugace) passage.

Malgré ces risques, l’activité de Julian fonctionne plutôt bien, pour son plus grand plaisir. Après toutes ces années de voyages en ballon, Julian en aime toujours autant chaque aspect. Et rêve d’avoir la force un jour d’attraper un cumulonimbus, comme sa mère autrefois.

Des pauses et un lapin

Ce matin, tu t’es levée un peu plus tard qu’avant. Depuis quelques mois, tu dors un tout petit peu mieux. Tu as moins à courir, il n’y a plus d’heures de pointe, tu n’as plus peur des retards. Et tu peux finir ton café devant ton écran quand tu n’as pas de réunion trop matinale. Tu as un peu moins de cernes. Même si les visios et la solitude sont usantes, elles aussi.

Ce matin, tu n’attends pas le bus à l’arrêt au coin de la rue, en train de pester contre ces chauffeurs qui passent en avance et te font rater ton bus quand tu es à l’heure, toi. Tu n’arrives pas in extrémis au bureau, tu ne baisses pas les yeux devant ton chef, qui lui les lève sur l’horloge. Tu n’as pas non plus la pause de 10h15 avec les collègues, l’ambiance qui s’allège pour 7 min de blagues, d’anecdotes sympathiques ou de bons plans pour le week-end. Tu n’as pas les sourires complices de ta voisine de bureau quand tu bailles à t’en décrocher la mâchoire sur le coup des 11h30.

Ce midi, tu manges ta popotte dans la cuisine au lieu de le faire à la cafèt. C’est tout aussi bon, mais moins convivial. Tu n’échanges pas tes recettes avec les collègues de l’équipe d’en dessous. Pas d’invitation pour un barbecue samedi non plus. Et tu n’auras aucun renseignement sur les dernières sorties ciné. Mais tu échanges quelques messages avec les différents groupes d’amis, quelques photos détournées, des gifs animés qui te font rire toute seule, et puis tu vas étendre ta lessive avant de te remettre au travail.

Comme d’habitude, l’après-midi tire en longueur. Il y a des choses qui ne changent pas, l’après-midi paraît toujours plus long. Pour le couper un peu, tu vas prendre l’air dans le square en bas de chez toi, juste quinze minutes pour te remotiver et t’aider à tenir jusqu’à la dernière réunion.

Ce soir, tu ne cours pas pour attraper le bus de 18h13. Tu ne traverses pas à la va-vite avant que le petit bonhomme ne devienne rouge. Tu ne te fais pas percuter par la camionnette qui tourne à droite et a oublié la priorité piétons en voyant le feu passer à l’orange. Ce soir, tu n’es pas morte ; à peine une pointe d’angoisse inexpliquée à l’heure de ton rendez-vous manqué avec la faucheuse, alors tu appelles ta sœur pour papoter un peu avant d’aller te faire cuire des capellettis aux aubergines.

Sounds of silence

Les dernières notes de la mélodie retentissent. Elles vibrent longtemps dans le silence qui suit. Très longtemps, et le silence est encore musique. Et les oreilles bourdonnent encore en rythme, le corps se meut en harmonie dans ce silence enveloppant.

Et puis même le silence se tait.

Alors, quand les échos sont éteints depuis longtemps, quand plus aucun accord ne sonne ou ne résonne, quand plus une particule ne frémit, quand les ondes sont figées et ne viennent plus s’échouer au seuil des pavillons, quand même le souvenir de la musique s’estompe et finit par mourir, dans ce si grand silence, comment même imaginer que la musique a un jour existé ?

Haute résolution

Dans ma vie en noir et gris, je suis allée chercher chaleur et lumière pour me recolorer. Patiemment, j’ai retrouvé et recréé une à une les couleurs de ma vie. Je teste mes propres mélanges, je choisis et invente de nouveaux assortiments en quête d’harmonie.

Toute absorbée, enveloppée par ces couleurs qui me reviennent au compte-goutte, je n’avais pas remarqué la soie qui bouchait mes oreilles. Les fils de ma chrysalide, tissée serrée autour de mon être pour me protéger, le temps que ma chair à vif cicatrise. Je savais bien que je ne dansais plus, mais je n’avais pas noté l’immense sourdine autour de mon cœur, l’empêchant de chanter, fredonner la moindre mélodie.

Et pourtant, à mon insu, telle une baleine solitaire, j’ai envoyé de puissantes notes à travers le temps et l’espace. Jusqu’à trouver un écho. Jusqu’à entendre une vibration, une résonance, finalement. Fraîchement sortie de mon cocon, j’ai voleté jusqu’à sa source. Ballotée, secouée, remuée par des ondes trop intenses, de trop hautes fréquences, j’ai vaillamment gardé le cap.

Et voici que j’entends à nouveau la musique du monde. Et voici que je chante à nouveau. Et voici que je danse à nouveau. Je lance des lignes de basse dans l’univers. Et je reçois d’exquis accords en retour.

Les phrases mélodiques s’enchaînent et se répondent. Chacune son rythme, chacune son harmonie. Chaque phrase se suffit à elle-même. Mais combinées entre elles, elles dessinent un ensemble unique. Les silences qui s’intercalent permettent à la musique de se développer, puissante, envoûtante. Ils sont respiration, ils sont musique aussi. Musique qui jaillit de moi et libère enfin toutes les musiques en attente dans mon âme.

Et me voilà, plongée, immergée totalement dans un monde de couleurs mélodieuses et de sons chatoyants. Entière.

L’envie, le besoin, et ce que la vie nous apporte.

Je rêvais de liberté, de m’envoler, de voltiger au gré des vents. J’ai reçu toi en cadeau. Tu m’as ancrée, et mes racines, profondes et puissantes, se sont épanouies, entremêlées au tiennes, pendant que mes branches dansaient dans les tempêtes. Ensemble, avec des parpaings d’amour et de l’intimité comme mortier, nous avons construit un foyer, empli de chaleur. Et c’est exactement ce dont j’avais besoin.

Aujourd’hui, je rêve de connexions sincères, de rires et de joie. De créativité, de partage, de découvertes. De liens solides, d’authenticité, d’émulation. Mais j’ai aussi envie de liberté, de légèreté, d’errer, flotter dans la brise, survoler le monde sans m’y poser.

Alors j’attends, pleine d’envies… Demain me dira sûrement ce dont j’ai besoin ce matin.