Une semaine en Écosse

Nous sommes arrivés ce matin pour notre semaine de vacances annuelle. Cette année, nous nous réunissons dans un chateau écossais, dont nous avons réservé l’aile nord. Nous sommes une dizaine à nous retrouver ainsi, tous les ans, tous de la profession. Mais lorsque nous arrivons ce matin, nous ne parlons pas boulot, non, mais plutôt belles pierres et paysages.

Après nous être installés, chacun dans une pièce de l’aile, nous prenons notre repas du midi dans la grande salle. Nous avions emporté chacun de quoi faire un buffet froid, et ce premier repas ensemble nous permet d’évoquer les bons souvenirs. Notre voyage en Transylvanie, notre séjour dans le Gévaudan, notre visite de l’Egypte. Nous prenons de nos nouvelles, qu’avons nous fait pendant l’année écoulée, où sont ceux qui n’ont pas pu venir cette année?

L’après midi est réservé pour une réunion, la seule de nos vacances, où nous échangeons les trucs et astuces pour mieux travailler, et nos anecdotes croustillantes… Aux alentours de 16h30, nous prenons le thé quand un grand bruit nous interrompt. Un bruit de rires, un bruit d’enfants qui nous glace les os. Nous avions réservé l’aile pourtant, on ne devrait rien entendre, et en tous cas pas ces cris de joie d’enfants en liberté. Je sens que certains vont faire des cauchemars cette nuit…

Nous reprenons nos discussions, mais l’ambiance a changé. Nos anecdotes nous font moins rire. Nous sommes surtout moins crédibles en racontant comment nous avons terrorisé un village ou une maison alors que nous tremblons comme des feuilles en entendant les voix de bambins de quatre ou cinq ans. Le château, que l’on disait hanté -et pour cause, c’est la demeure de notre hôte, ectoplasme de son état- nous apparait menaçant.

La semaine risque d’être longue, très longue…

Les cendres au vent

Ils sont assemblés sur le flanc de la montagne, afin de rendre un dernier hommage à leur mari, père ou ami. Tous de noir vêtus, ils se recueillent devant l’urne contenant ses cendres, avant d’accomplir ses dernières volontés. Amoureux de la montagne, emprisonné dans un hôpital en ville depuis sa maladie, Richard a toujours souhaité que ses restes soient dispersés un jour de grand vent en haut du Lancebranlette. Alors ses proches ont entrepris l’ascension pour lui, l’urne dans un sac de randonnée, et s’apprêtent maintenant à disperser ses cendres au vent. Ils font bien attention à se mettre dos au vent, puis l’aîné de ses fils monte tout en haut du pic avec les cendres de son père. D’un large mouvement, il lance son père vers sa dernière demeure.

L’assemblée regarde, la larme à l’œil, le nuage de Richard s’envoler. Puis ils voient avec horreur les deux deltaplanes traverser le nuage de cendres. Ceux qui ont la meilleure vue, la meilleure ouïe parviennent à entendre ou voir les deux hommes tousser et cracher. Entre deux sanglots, des regards complices s’échangent. Ca, c’est sûr, ça l’aurait bien fait rire.

Oui Maître

8h05

Je pousse la porte du cabinet d’avocats où je travaille, je suis à peine en retard mais la ruche est déjà en activité. Je prends place devant ma pile de dossiers en attente et commence à éplucher les affaires. Un adolescent arrêté pour détention d’un kilo de cannabis, on va avoir du mal à plaider la consommation personnelle ; une bête affaire de divorce, mais la dame demande la restitution par son mari de son jeu de menottes et fouets (penser à garder mon sérieux pour cette requête) ; un couple de grands parents demandant un droit de visite pour voir leurs petits enfants, ça devrait être facile.

8h17

Je m’attaque au premier cas, rappelle mon client pour lui donner des conseils quant à sa ligne de défense. Je raccroche, le téléphone sonne, je laisse Patricia, la secrétaire, décrocher. Au bout de quelques secondes, elle fait une annonce : « Qui est intéressé par un cas de mari maltraité ? ». Deux collègues se battent pour avoir l’affaire, mais avec mon divorce de couple SM, je n’ai plus le droit de réclamer le dossier, j’ai déjà de quoi m’amuser. C’est finalement Betty qui remporte l’affaire, Betty avec ses 45kg toute mouillée qui va s’occuper de l’homme battu. J’espère qu’il appréciera le clin d’œil, mais d’un autre côté il n’aurait certainement pas aimé être défendu par Michèle, l’intimidante Michèle qui pourrait prendre son os à un pitbull sans problème.

9h15

Je me déplace en rendez-vous pour rencontrer la mère qui ne souhaite pas que ses parents puissent profiter de leurs petits-enfants. Elle m’explique qu’elle s’est brouillée avec eux il y a dix ans, que c’est la première fois qu’elle entend parler d’eux depuis la naissance de ses deux garçons. Je l’informe de la loi, qu’elle l’apprécie ou non, et tente de régler l’affaire à l’amiable.

10h08

Affaire classée, je rentre au cabinet. A temps pour une nouvelle annonce de Patricia. « J’ai un cas de femme exhibitionniste, qui veut ? ». L’espagnol Javier prend tout le monde de court et saute sur l’occasion. J’espère pour lui que ce qu’elle montre sera à son goût.

12h20

J’ai travaillé toute la matinée sur mes dossiers, il va être l’heure d’aller manger. La voix de Patricia s’est fait entendre environ toutes les demies heures, elle demande en ce moment même si quelqu’un est partant pour un divorce. Personne ne semble intéressé. Elle annonce alors le nom de la cliente, tout le monde relève la tête. Sauf moi. Moi, je me rassois à mon bureau, et j’essaie de digérer la nouvelle. Ma femme demande le divorce et cherche un de mes collègues pour la représenter.

Au rapport

L’officier Glub s’assoit devant son bureau, insère une feuille dans la machine à écrire et vérifie que sa tasse de café est encore chaude. Se relève pour la remplir de café chaud. Se rassoit devant la feuille blanche, prêt à rédiger son rapport. Et se demande comment diantre il va pouvoir expliquer la situation à ses supérieurs.

Sa mission sur Terre lui semblait d’une simplicité enfantine, il lui suffisait de s’accoupler avec une des créatures autochtones (qui, il est vrai, présentent de grandes similarités avec les habitants de l’astéroïde B612) un nombre suffisant de fois afin de déterminer si un croisement est envisageable entre leurs deux espèces.

Chez lui, cette mission aurait duré un mois tout au plus, mais ici, il est tombé sur quelques complications que son équipe de support technique n’avait pas envisagées. Certes, la détermination du sexe des individus a été chose relativement aisée, et Glub n’a abordé qu’une fois par erreur un jeune mâle  qui présentait pourtant plusieurs attributs qu’il aurait qualifié de féminin (longue chevelure, absence de pilosité sur le reste du corps, une peau douce, une voix légèrement aigüe et rire haut perché). Mais une fois le (ou plutôt la) bon partenaire en face de lui, tout a commencé à se gâter…

Tout d’abord, les terriens sont des gens compliqués. Même s’ils ont envie de copuler, ils feront comme si ce n’était pas le cas, comme si le fait de dire à une femelle « j’ai envie de mélanger nos gènes » était honteux… Dans ces conditions, Glub a eu quelques déboires avant de comprendre qu’il fallait faire croire aux femelles qu’il avait envie de tout sauf de sexe avec elles. Ces déboires incluant la neutralisation fortuite d’un Terrien par trop possessif. Un autre point bizarre, d’ailleurs, la notion de propriété qu’ont les terriens vis-à-vis de « leur » mâle ou de «  leur » femelle… Ce comportement de sexualité exclusive ne favorise aucunement les brassages génétiques, d’autant plus que la tendance majoritaire est l’accouplement au sein d’une même ethnie. Bizarre.

Ensuite, une fois que Glub a réussi à convaincre une ou plusieurs demoiselles de remplir sa mission, il s’est rendu compte que tout compte fait, recommencer rapidement avec la même femelle pour mettre toutes les chances de son côté n’était pas si facile. Alors même que les Terriens  paraissent si jaloux et possessifs, aucune femelle ne s’est montrée possessive envers lui. Au contraire. Après l’acte, elles sont parties, simplement, sans lui donner le moyen de les revoir, et une fois même en lui demandant une rétribution financière ! Etrange. Comment se forment donc les couples s’il n’est pas possible d’aborder n’importe quel individu, et si, une fois cet individu conquis, il ne reste pas… Très paradoxal.

Lorsque Glub commençait à se dire que sa mission était vouée à l’échec, il rencontra une fille, relativement jeune, qui accepta de se donner à lui plusieurs jours de suite. Il réussit enfin à voir une femelle pendant plus de deux mois, mais se demandait quand même quelle était la durée de leur cycle, puisque la demoiselle ne semblait pas enceinte. Il lui posa la question, ce qui engendra une crise de fou rire chez sa partenaire. Il apprit plus tard que les humains mettent la plupart du temps tout en œuvre pour éviter de procréer, malgré la dépense énergétique engendrée par la production de gamètes. Après une réunion au sommet avec son équipe de soutien technique, il a compris que la planète Terre était trop petite pour une reproduction exponentielle des humains, et surtout que comme les Hommes ne maîtrisaient pas encore les rudiments de la colonisation spatiale, ils devaient forcément limiter leur nombre de naissances. Il demanda alors à sa partenaire la  liste des modalités à remplir pour essayer plus activement d’avoir une descendance. Et il comprit que ce serait long… Très long, avant de pouvoir mener à bien sa mission.

D’abord l’entretien avec l’ascendance et les pairs de celle qu’il appelle maintenant sa « copine », puis l’acquisition d’un foyer commun, un point de théorie sur la pédagogie à appliquer quant à ce futur embryon… Elle lui a très clairement dit que cela se chiffrerait en années. Il a intégré cette notion, cela ne lui pose plus aucun problème, il espère que ses supérieurs comprendront.

Ce qui lui pose des problèmes, actuellement, ce sont plutôt les symptômes physiques qu’il commence à contracter, à chaque fois en présence de cette femme. Un mal de ventre affreux, le cœur qui s’emballe, quelques bouffées de chaleur. Il a bien l’impression que sa mission est compromise si elle lui a transmis une maladie, mais ce qui l’inquiète vraiment, c’est l’idée que ses supérieurs le rappellent à la base avant la fin.

Il doit réussir sa mission, il en est certain, ou mourir en essayant.

La fin des haricots

Il est 19h13 et dans quelques minutes, tout sera fini. Armée de sa fourchette, la petite Lisa pioche régulièrement dans son assiette. Elle mange un haricot après l’autre, mécaniquement, sous l’œil sévère de sa tata. Elle n’aime pas les haricots. Mais elle sait qu’elle n’y échappera pas, pas sous l’oeil attentif de sa tata Yolande. Depuis qu’elle l’a surnommée tata Yoyo devant ses copines pour rigoler, sa tata est devenue plus stricte avec la pauvre petite Lisa.

Une lueur malicieuse passe sur la frimousse de Lisa. Elle va essayer de ne pas tout finir, mais ça va être un véritable challenge. Elle ne peut pas faire semblant d’être malade, elle n’a pas de chien, et le chat n’est pas fou, il sait bien que les haricots c’est bien moins bon que les boites de thon…

En faisant semblant de s’étirer, elle ramène un pli de son T-shirt près de la table, et continue de manger, un haricot après l’autre. Elle profite du fait que sa tata regarde la fenêtre pour faire semblant d’éternuer. D’un grand mouvement de tête, elle plonge vers l’assiette, avec ses mains près de sa bouche. Elle attrape deux haricots au passage,et les glisse dans le pli de son T-shirt en s’essuyant les mains. Elle se fait gronder parce qu’elle n’est vraiment pas une petite fille propre et qu’elle ne sait pas se tenir, mais ces deux haricots, elle en est sûre, elle ne les mangera pas !

C’était presque trop facile. Elle pousse un peu plus loin le défi et mange avec entrain, en félicitant sa tata sur ses talents de cuisinière. Elle lui dit que c’est vraiment meilleur que les haricots que sa maman lui prépare. Sa tata semble flattée, alors Lisa continue. “C’est vraiment dommage que tu ne puisses pas en avoir alors que c’est toi qui les as faits!”. Yolande lui répond qu’elle connait très bien le goût des haricots et qu’elle ne voudrait pas priver une si charmante petite fille de son diner. Raté. Ce n’était pas très subtil.

Lisa continue de manger un à un ses haricots. Il ne lui en reste plus que quatre. Discrètement, elle en coupe un en petits morceaux, qu’elle dissémine sur toute la surface de l’assiette. Elle met les trois autres dans sa bouche, les mache mais ne déglutit pas, enfin, pas pour de vrai. Elle montre son assiette (presque) vide à sa surveillante qui la met dans l’évier pour la vaisselle. Lisa jubile. Elle va attendre environ cinq minutes avant d’aller recracher les trois haricots qu’elle a caché dans sa bouche. Elle est fière d’avoir trompé la vigilence de sa tata et d’avoir esquivé ces six haricots.

Mais la prochaine fois, c’est sûr, elle fera mieux.