Inimaginable

On n’imagine pas, devant sa bienveillance affichée dans la rue. On n’imagine pas, devant sa fierté clamée à tous les voisins. On n’imagine pas, devant les marques ostensibles de tendresse distillées sous les regards. On n’imagine pas, en voyant la petite main bien au chaud dans la grande. On n’imagine pas, en mangeant les gâteaux au chocolat et en profitant de l’hospitalité. On n’imagine pas, en riant de bon cœur avec eux. On n’imagine pas, en entendant le mot Maman.

Comment pouvait-on déceler ? Le regard de l’enfant qui guette le moindre signe sur le visage de son interlocuteur. Les sursauts disproportionnés pour une petite frayeur. Le coude qui vient cacher le visage dès qu’un oiseau assombrit le ciel. La panique pour une tâche sur le T-Shirt. Les silences graves et la maturité trop tôt venue. La joie sincère et pressante, l’urgente euphorie dès qu’enfin une porte fermée assure une certaine sécurité. Les coups d’œil qui toujours évaluent l’environnement, à la recherche incessante de l’absence rassurante.

Tous ces petits signes noyés sous une mer de normalité. Les compliments publics effacent aux yeux de monde les dénigrements, l’amour-propre sapé et les humiliations. Le dévouement maternel et les sacrifices camouflent mieux que tout l’arbitraire, les sautes d’humeur et la main leste. La sacro-sainte fable de l’instinct maternel aveugle l’entourage et masque les failles béantes d’une femme en souffrance, fragile et de guingois, somme toute humaine.

Ma plante verte est morte

Jour après jour, je t’ai vue t’étioler, perdre tes couleurs et te ratatiner. Je suis resté près de toi, ne pouvant t’aider, mais essayant de t’accompagner au mieux. Tu te flétrissais, perdais consistance pour finir par ne plus avoir conscience de toi-même. Pendant des mois, je suis resté, impuissant, à te voir te faner, seule sur ton lit de plus en plus grand. C’est bientôt la fin pour toi, je le sens et je le souhaite tellement tu n’es déjà plus là. Tes absences pour fuir ce corps qui n’est plus que douleur me fendent le cœur.

Hier, je suis rentré à la maison, prendre un peu de répit dans cette lutte perdue d’avance. L’appartement sentait le renfermé, les rideaux étaient tirés. L’orchidée que tu m’as offerte était en berne. Pas une goutte d’eau pendant des semaines, pas un rayon de soleil. Tout obnubilé que j’étais par toi, j’avais complètement oublié son existence. Je l’ai descendue à la poubelle sur le champ. Ainsi, quand tu ne seras plus – apaisée enfin – rien ne viendra me rappeler ces jours de détresse, ta vie qui s’écoule goutte à goutte, comme celle de cette plante innocente que j’ai tuée par négligence.

Nostalgie

Bon anniversaire Grande Sœur Terrienne

Cadeau !

Alors c’est ça, vieillir ? Pleurer comme une madeleine en entendant par hasard une chanson qu’on avait enfouie sous une centaine de couches de vie. Petite chanson oubliée d’un temps qui n’était même pas plus heureux que la suite, loin de là. Temps qu’on avait fui avec entrain, pour découvrir avec délice ce que le monde avait à nous offrir. Et pourtant, une mélodie et quelques paroles font monter irrésistiblement les larmes tandis que la gorge se serre. Lentement mais sûrement, le raz de marée submerge tout sur son passage et fait place nette aux sourires attendris.

Formidable capacité qu’a l’être humain de ne garder que le meilleur de ses expériences. Chamailleries d’enfants, solidarités opportunistes et changeantes, émotion autour d’un professeur exceptionnel qui s’en va, gâteaux du dimanche après midi, temps passé à ne rien faire sous le regard exaspéré des parents, jeux qui ne paraissent innocents qu’à nos yeux d’adultes amnésiques. Interminables voyages pour ne vouloir aller qu’à la piscine du camping, batailles à coups d’ongles et de cheveux tirés, vélos-chevaux qui nous amenaient partout à une vitesse folle, garages explorés lumière éteinte pour plus de frissons, cabanes défendues contre les gamins de l’immeuble d’à côté, petits coins en bordure de la route du retour qu’on croyait plus sûrs et secrets que tout le reste du monde.

Toute une enfance qui nous revient en pleine gueule sur trois accords, enfance qu’on a quittée sans retour possible, sans réparation, sans deuxième chance, sans amélioration. Juste des souvenirs à trier, à relier avec des bouts de présent, à raconter à nos futurs si le cœur nous en dit. Une enfance épurée de tout ce qui l’a rendue détestable, ça donnerait presque envie d’y retourner pour voir. Alors on pleure parce qu’on ne peut pas. Au mieux on pourra fabriquer quelques souvenirs sympathiques à d’autres enfants, qui les regretteront aussi une fois adultes si on a bien œuvré.

Comme un ours en cage

On est quel jour aujourd’hui?

À peine la réponse enregistrée, le voilà qui se remet à tourner en rond. Se fixe à nouveau pour demander quand il sortira. On ne sait pas. Il repart. Ses yeux papillonnent, régulièrement attirés par la fenêtre. L’air absent, d’un seul coup, il écoute. Une feuille de papier froissée l’a interpellé comme la foudre tombant à ses côtés.

Qu’est-ce que tu as dit?

Pour la cinquième fois, on répète. Patients. Demain, déjà, tout ira mieux. Pour l’heure, il est temps de redire, rassurer, réconforter. Personne ne lui veut de mal, et surtout, non, il n’est pas fou. Mais il a besoin d’un peu de repos, d’une parenthèse dans le tourbillon de sa courte vie. Courte, mais dense.

Pourquoi tu ne dis plus rien, je t’ennuie?

Cette minute de réflexion ne lui a pas échappé. Ses yeux mobiles enregistrent tout, son cerveau interprète le moindre détail. Et ses pieds continuent de le balader, il ne tient pas en place.

Non, tu ne m’ennuies pas, petit renard en manque de blé. Je songe au moyen que j’ai de t’aider. Te raccrocher un peu à cette réalité qui te fuit. Te donner une raison de rester avec nous. Si seulement tu voyais le monde tel que je le vois, ton regard glisserait sur ses laideurs qui te sautent au cœur et tu t’extasierais de petits riens. Alors, j’en suis sûre, tu saurais que la vie vaut la peine d’être vécue.

Abandon

Que va-t-elle faire de son ventre rond, maintenant que tu n’es plus là? Tu n’avais pas le droit de partir, comme ça, un beau matin, sans prévenir personne. Pas le droit de te faire la belle, la laissant assumer seule son chagrin et votre enfant à naître. Pas le droit de laisser ton fils grandir sans père. C’est donc à elle de gérer, à elle de te remplacer si elle en a la force pour leur bien-être à tous les deux?

Alors, bien sûr, je t’entends venir : tu n’as pas fais exprès. C’est un peu facile. Même si c’est très certainement vrai. Toi aussi tu es à plaindre. Peut être pas autant qu’eux, mais toi aussi tu as souffert. Certes. Tu préfèrerais être ici près d’eux. Je n’en doute pas. Toi non plus tu ne supportes pas le vide que s’est installé, trou béant qui les accompagnera toute leur vie. Ils te manquent autant que tu leur manques, si c’est possible.

Oui, mais… Çe ne te fera pas revenir. Toutes les larmes de son corps, toute sa force, ses hurlements, ses prières, sa résolution, son désespoir. Rien n’y fera. Ils devront faire avec, s’accomoder, cicatriser. Peu importent ses désirs et son amour. Tu ne reviendras pas.

Et tandis que sur toi se referme le cercueil, je t’en veux, à toi ou à la Terre entière, je t’en veux de n’être pas resté près d’elle. De permettre, par ton absence, qu’elle mette au monde un orphelin. Qu’elle chérira en souvenir de toi.