Le phœnix n’était pas mort

Bien sûr qu’il fallait espérer. Même si j’ai brûlé une copie du jugement chaque mois pour compter le temps passé sans toi. Je savais bien qu’il fallait espérer. Même si je n’osais pas. Pas après tout ce qui avait été dit. Pas après tes yeux dans les miens en me disant que non, tu ne reviendrais pas. Je savais bien que je pouvais compter sur toi. Même si tu avais eu le temps d’apprendre à me haïr. Même si l’image que tu avais de moi pouvait largement justifier ton départ et tes accusations.

Bien sûr on a comblé l’absence, on ne pouvait pas vivre avec ce vide béant. Bien sûr, sans jamais t’oublier, on s’est débrouillés, on a continué nos vies et toi la tienne. En sachant pertinemment que ce temps serait perdu pour tous, que rien ne le rattraperait. Quelques ponts jetés ont maintenu des contacts, ravivé des souvenirs. Mais de quotidien, même morcelé, il n’était plus question. Et chaque mois le feu salvateur me permettait de tenir, de respecter tes choix. Parce que la confiance s’accommode tellement mal de harcèlement ou de bourrage de crâne. J’ai opté pour le retrait. Bien sûr, ça prendrait du temps. Beaucoup. Mais la fin, je ne la devrais qu’à toi. Et ça valait toute l’attente du monde.

Et finalement, un beau jour, une lettre est arrivée. Lettre que je n’attendais pas encore, tant mon espoir se timorait au froid contact de ma rationalité. Lettre qui a allégé en quelques instants quatre ans de cœur-enclume. Tu étais grande et tu avais compris. Les larmes en cascades gouttaient sur les cendres anniversaires au fond de la corbeille en lisant de vaines excuses. Naïve que tu étais… Tu avais toujours été pardonnée, puisque de faute il n’y avait pas. Pas de ta part en tous cas. Et qu’il ne sert à rien de réécrire le passé. Seules compteraient désormais les années en partage, la complicité grandissante, la famille qui cicatrise lentement mais sûrement. Le bonheur éclatant qui revient, rejaillit, étincelle, sûr de son bon droit et plus fort que jamais. Et mois après mois, pour sûr, les années se multiplieront. Sans rien effacer, elles rapetisseront le temps perdu jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un pointillé, tatouage délavé, anecdote d’une vie somme toute pas si cruelle.

À l’improviste

Elle a sonné aujourd’hui à la maison. Depuis tout ce temps, je n’avais pas déménagé. Sans ça, elle ne m’aurait sans doute jamais retrouvé. Je ne l’ai tout d’abord pas reconnue. Elle devait avoir une dizaine d’années la dernière fois que je l’ai vue, elle en a vingt maintenant.  Elle a eu le temps de pousser. Et puis elle a dit “c’est moi”.

Je suis resté sans rien dire comme le vieux con que je suis devenu. Je l’ai finalement invitée à entrer. On a bu un café. Banal. Surréaliste. Rassurant. Après dix minutes ou quatre heures de platitudes débitées pour combler dix ans d’absence, elle s’en est finalement allée. Et me sont revenus en pleine gueule 3600 jours de silence et 86400 heures de culpabilité.

Elle n’avait même pas vraiment l’air de m’en vouloir. Comme si quelqu’un d’autre que moi était à blâmer pour tous les centimètres que je ne l’ai pas vue prendre. Comme si c’était seulement la vie qui nous avait injustement séparés, et pas moi qui avais renoncé au bout de quelques années à mener un combat perdu d’avance.

En la voyant partir aujourd’hui je comprends combien elle aurait mérité cette énergie dépensée en vain. Elle aurait dû avoir la certitude et les preuves qu’à chaque instant je n’ai cessé de la chérir. Au lieu de ça, j’ai essayé de simplifier sa vie et la mienne.

Me lamenter sur ce temps perdu ne nous rendra pas les secondes où elle a ri, souffert, vécu sans père. Mais ça me fait au moins prendre conscience que sans elle et son heureuse initiative j’aurais pu encore gaspiller quelques années à ne pas l’épauler. Un frisson de dégoût me parcourt à cette idée. Je n’ai plus qu’à passer le reste de ma vie à tenter de racheter ma lâcheté.

Sine qua none

Après tant d’années, je pourrais presque te pardonner. Si seulement tu le demandais. Avec le recul et l’expérience, en relativisant, j’arrive presque à comprendre. Je n’excuse pas, mais je peux imaginer la détresse, l’esprit tellement malmené qu’il a certainement dû céder. Avec le temps, qui sait, serait-il possible de passer outre. Puisque, apparemment, tu as changé. Je dois me rendre à l’évidence. Les petits, une fois adultes, n’ont pas l’air de t’en vouloir.

Mais pour cela, il faudrait que tu t’excuses. Et encore, je n’en demande même pas tant. Il faudrait que tu reconnaisses. Non, même pas tant encore. Il faudrait que tu appréhendes seulement le mal que tu as pu nous faire. Que tu comprennes les vies brisées puis rafistolées. Les blessures qu’on aurait peut être fini par avoir de toutes façons. Mais pas si tôt. Pas comme ça. Pas par toi. Les personnalités biscornues, les séquelles que tu nous as laissées. À toutes. Pas seulement à celle qui si souvent attirait tes foudres. Que tu comprennes que si on s’en sort, c’est malgré toi, et non pas grâce à toi.

Que tu appréhendes tout ça, sincèrement, et que tu te remettes en question. Pas seulement en façade, mais qu’au plus profond de toi, tu ailles chercher ce qui a pu clocher. Que tu admettes tes failles. Que tu enlèves le plâtre et la peinture que tu as mis par-dessus. Que tu cesses de croire tes mensonges et que tu fouilles tes propres peurs, ta folie, tes erreurs. Que tu remontes ton histoire. Qu’au delà d’une certaine fatalité tu prennes tes responsabilités. Que tu cesses de rejeter la faute sur ceux qui ont eu l’audace de voir clair dans ton jeu. Pour qu’on ne revive plus les vives déceptions suivant les grandes annonces restées lettres mortes. Parce que notre quota de “comme si de rien” est épuisé.

C’est seulement sur ce terreau débarrassé de tout mensonge, sur la base d’une réelle volonté de changement, sur les prémices d’un repentir sincère que pourrait pointer le bout d’un pardon, que sortirait de son hibernation notre relation tant de fois tranchée net, que se raviveraient les souvenirs de temps heureux enfouis sous tant de mauvaise foi, de déni, d’inconscience.

Et si tu ne le fais pas pour moi, si tu ne le fais pas pour elles, si même tu ne veux pas le faire pour la nouvelle génération qui ne pourra que pâtir de la situation, je suis intimement persuadée que de traiter ce passé gangréné t’apporterait sinon un quelconque salut mystique, au moins une certaine paix qui t’a tant fait défaut.

Home

Tu as semé des bouts de “je t’aime” un peu partout dans la maison. Je les découvre un à un qui murmurent à mon cœur et atteignent mes tripes. Un livre que tu as fini mais pas encore rangé. La vaisselle sur l’égouttoir avant que je ne fasse à manger. Le coussin tassé à la forme de ton dos. Le linge étendu à la va-vite parce que tu détestes ça. Un bol de céréales terminé qui attend dans l’évier. L’appartement rutilant quand je rentre de voyage. Des objets déplacés juste pour me faire rire. Ton odeur sur la serviette de bain. Les chats nourris qui paressent sur le sofa. Des yaourts dans le frigo, des bonbons dans le placard. Et du lait par douzaines parce qu’il me faut du stock. Le T-shirt posé juste à côté du panier pour me faire râler. La musique en rentrant, le café coulé. Les tomates cerises patiemment plantées, les meubles qui attendent leur tour pour être réparés. Et une caisse de Bourgogne gentiment déposée en vue dans mon bureau.

Pas besoin de mot sur le frigo, de déclaration passionnée.

La maison me transmet tes messages, ressort chaque jour tes bouts d’amour. Provoque et reçoit, complice, mes sourires, mes rires et autres soupirs par tant d’attentions, de présence et de gaité provoqués.

Tous les caramels du monde n’y feront rien

Le jour où elle est partie, tu as perdu ta seule alliée. Qui donc te protègerait, argumenterait pour ta défense, te passerait des bonbons en douce pour sécher tes larmes ? Sans son œil compatissant, sans ses brèves accolades qui disaient plus qu’aucun mot, sans ses gestes apaisants pour ne pas envenimer la situation, la moindre vexation était devenue torture. Plus personne pour te comprendre, personne pour t’assurer que tu ne méritais pas tout ça, personne pour contenir ton cœur plein à craquer d’émotions trop longtemps tues. Tout ton amour, ta rage et tes terreurs se retrouvaient d’un coup livrés à eux-mêmes, sans pouvoir être canalisés. Au tout début de ton adolescence. Tu parles d’un cadeau…

Alors tu as dû batailler, te blinder, apprendre à ne compter que sur toi, puisqu’au final, tout le monde partait sans toi. Combler pour la énième fois ce vide, cette solitude, par des bravades et l’envie de t’en sortir, quoi qu’il en soit. Avancer cahin-caha et profiter de chaque amitié, chaque mot d’amour qui ont tant pu te manquer étant petite.

Peut être un jour sauras-tu à quel point elle s’en est voulu, qu’elle pense encore t’avoir abandonnée au pire moment, alors qu’elle avait la responsabilité affective de sa petite sœur. Peut être un jour comprendras-tu que son départ était son unique chance de salut. Qu’elle a fait le choix, égoïste certes, mais tellement vital, de sauver sa peau et -surtout- sa santé mentale. Te laisser derrière elle fut la chose la plus dure qu’elle ait eu à gérer. Par la suite, elle a eu beau s’escrimer à essayer de te sortir de là, tenter du mieux qu’elle pouvait de rester dans ta vie, le téléphone a ses limites, surtout sur écoute. Elle aura toujours le sentiment tout au fond d’elle de n’avoir pas fait assez, de t’avoir trahie alors que tu comptais tant pour elle.

De te savoir adulte et pas si malheureuse la réconforte. Quelque part tu pouvais t’en sortir seule, à ton rythme. Tu as de la ressource et c’est tant mieux. Mais rien n’atténuera chez elle la culpabilité ressentie quand elle pense à sa toute petite sœur laissée malgré elle dans la maison qu’elle quittait avec tant de soulagement.