Inimaginable

On n’imagine pas, devant sa bienveillance affichée dans la rue. On n’imagine pas, devant sa fierté clamée à tous les voisins. On n’imagine pas, devant les marques ostensibles de tendresse distillées sous les regards. On n’imagine pas, en voyant la petite main bien au chaud dans la grande. On n’imagine pas, en mangeant les gâteaux au chocolat et en profitant de l’hospitalité. On n’imagine pas, en riant de bon cœur avec eux. On n’imagine pas, en entendant le mot Maman.

Comment pouvait-on déceler ? Le regard de l’enfant qui guette le moindre signe sur le visage de son interlocuteur. Les sursauts disproportionnés pour une petite frayeur. Le coude qui vient cacher le visage dès qu’un oiseau assombrit le ciel. La panique pour une tâche sur le T-Shirt. Les silences graves et la maturité trop tôt venue. La joie sincère et pressante, l’urgente euphorie dès qu’enfin une porte fermée assure une certaine sécurité. Les coups d’œil qui toujours évaluent l’environnement, à la recherche incessante de l’absence rassurante.

Tous ces petits signes noyés sous une mer de normalité. Les compliments publics effacent aux yeux de monde les dénigrements, l’amour-propre sapé et les humiliations. Le dévouement maternel et les sacrifices camouflent mieux que tout l’arbitraire, les sautes d’humeur et la main leste. La sacro-sainte fable de l’instinct maternel aveugle l’entourage et masque les failles béantes d’une femme en souffrance, fragile et de guingois, somme toute humaine.

Badaboum !

Au cours d’accrogym, la loutre, le canard, le kiwi, la girafe et le castor devaient monter une pyramide tous ensemble. Avec la girafe comme base, ils étaient sûrs de réussir à monter bien haut, mais quelques problèmes se posaient quant à la largeur de leur édifice. Cela n’avait pas grande importance selon leur professeur libellule, mais ils avaient une certaine fierté et réaliser la plus belle et la plus stable des constructions en faisait partie.

Sans trop de réflexion, ils savaient pour sûr que la girafe soutiendrait la pyramide et que le kiwi s’y percherait, telle une cerise noire sur la pièce montée. Restaient le canard, la loutre et le castor à caser. Entre les deux petites cornes de la girafe, tout en haut du crâne, il devrait y avoir assez de place pour l’un des trois. Les deux autres n’auraient qu’à l’escalader, à s’accrocher par les pattes aux cornes et à avoir l’air un peu plus haut que lui et ça serait parfait.

Il fut donc décidé, pour un souci de symétrie, que le canard se nicherait sur le crâne de la girafe et que la loutre et le castor se positionneraient sur les côtés, an prenant soin de donner de la hauteur au tout, pour que le kiwi campe fièrement au sommet, le bec pointant vers le ciel en une pyramide gigantesque. Ainsi fut dit, ainsi fut fait et une demie heure plus tard le kiwi escaladait laborieusement le cou de la girafe. Arrivé à la cinquième cervicale, il eut l’idée saugrenue de regarder au sol, pour fanfaronner devant leur professeur qui passait par là.

Pris de vertige, il planta son bec dans le premier appui venu, le cou de son amie girafe. Celle-ci, surprise, fut prise d’une envie furieuse d’éternuer. Ce qu’elle finit par faire, envoyant tourbillonner en l’air loutre, canard et castor. La loutre et le castor prirent chacun une patte du canard dans leur gueule, ce qui empêcha celui-ci de prendre son envol.

Sous les yeux de tous qui s’étaient à présent arrêtés pour observer le spectacle, les trois animaux formèrent une seule boule mêlant poils et plumes qui finit par s’écraser au sol. Tandis que tous retenaient leur souffle, se demandant si l’un des trois au moins avait pu survivre à pareil choc, un étrange assemblage se releva cahin-caha et quitta les lieux, sous les rires incontrôlés des badauds, sans demander son reste. Ainsi naquit l’ornithorynque.

La réhabilitation du grand méchant loup

Sans toi, ma vie aurait été tellement plus complexe. Comment leur faire comprendre? Comment faire qu’ils m’écoutent? Un jour, sans réfléchir, je t’ai appelé à la rescousse. Tu savais que tu aurais le mauvais rôle, mais tu es venu quand même. Grâce à toi, je redorais mon blason, récupérais ma place de gentil défenseur. Et eux ont filé droit. Toujours là quand j’en avais besoin, tu déboulais à l’envi de sous un lit ou de derrière une porte, tu te cachais dans les placards et surgissais s’ils ne prenaient pas leur bain assez rapidement. Tu te rangeais aussi sec une fois la bonne action accomplie et la maisonnée redevenait paisible.

Un jour, il a bien fallu leur dire. Question de confiance. Ils ont ri de toi, fiers de leur savoir, de leur importance. Tu es parti et j’ai dû trouver des mots, des arguments, de la logique pour faire rentrer quelques notions dans leurs petites têtes de pioche. Merci quand même de m’avoir aussi bien servi toutes ces années, j’espère que tu trouveras de quoi t’occuper dans ce monde où les enfants grandissent.

Avant l’heure

Discrètement, presque en s’excusant, la Mort a toussé à son oreille. Elle ne voulait pas le déranger mais Elle se devait d’attirer son attention. Elle ne peut pas débarquer comme ça, sans prévenir. Surpris, il a haussé un sourcil et demandé “Déjà?”. La Mort a gardé le silence un instant, a secoué la tête et a finalement répondu qu’Elle ne venait pas pour lui. Il s’est affaissé, s’est retourné vers le frêle corps endormi sous les draps, a hésité, a renoncé à supplier. On ne badine pas avec la mort, n’est-ce pas? Il lui proposa tout de même un marché. Quitte à se déplacer pour elle, petite chose qu’il porte en son cœur depuis sa venue au monde, ne pouvait-Elle pas prendre un peu d’avance sur son travail? Faire d’une pierre deux coups, en quelque sorte. Il est tout à fait prêt à s’arranger avec la Vie pour redistribuer le temps restant qu’il ne saurait de toutes façons pas mettre à profit. La Mort a appelé la Vie, a tenu conseil et a fini par lui présenter un compromis. Son corps restera à disposition pour le temps qu’il aurait dû lui rester. Ce corps mobile, fonctionnel, perfection originale de la Nature servira de réceptacle aux nécessiteux. Quant au reste, Elle n’a pas la force de l’empêcher d’aller où bon lui semble, et s’il préfère accompagner son enfant que de lui dire adieu, Elle ne saurait s’y opposer.

La peur du clown

– Je ne veux pas y aller, Papa.

– Allons fiston, sois grand et fort, ils ne vont pas te manger quand même. Et puis ça ne dure pas si longtemps, un numéro de clowns…

– Mais papa, ils me font peur, je n’y peux rien. Avec leurs sourires exagérés, leur gestes brusques, leurs rires un peu déments et forcés. Ils me font peur, je ne veux pas y aller.

– Mais le boulot des clowns, leur raison d’être, c’est de faire rire les enfants. C’est comme ça, c’est normal. Pas de raison d’avoir peur…

– Papa, je te comprends bien, mais je n’y peux rien s’ils me terrifient. C’est plus fort que moi. Je voudrais ne plus jamais en revoir.

– Ça risque d’être délicat. Sans vouloir te forcer, tu sais bien que je n’ai personne pour prendre la relève à ma retraite. J’ai vraiment besoin que tu assures au moins une période de transition, jusqu’à ce que je trouve mon successeur. Après, tu pourras faire embaumeur comme tu le désires. Mais s’il te plait, fais ça pour ton vieux père avant qu’il ne soit trop tard. Tiens, je te laisse même mon nez et mes chaussures. Je reste en coulisses, je te regarde et je suis sûr que je serai fier de toi mon fils. Allez, vas-y.