Pensée sans fil

On nous met en garde contre les smartphones et les réseaux sociaux, qui, paradoxalement, nous empêchent de bâtir de “vraies” relations et nous isolent des “vrais” gens. Hier, c’était contre la télé. Contre les walkmans, contre les jeux vidéos, contre les livres de poche qu’on peut emporter partout et lire même lorsqu’on est entourés (quelle impolitesse !). Avant-hier, c’était contre les journaux, avec l’image du père qui s’informe en buvant son café, sans un mot, pendant que la mère s’occupe des enfants, avec à la clé la disparition des crieurs publics. Plus tôt encore, contre le téléphone qui allait réduire le nombre des visites en chair et en os à nos proches.

Peut-être bien que ça nous coupe du reste du monde et affecte les communications, je ne sais pas, quand je suis née, l’imprimerie avait déjà été inventée, je n’ai pas connu d’avant. Mais la question qu’on peut se poser, c’est pourquoi, finalement, continuons-nous d’inventer (et d’utiliser !) encore et encore des outils qui nous contribuent à nous isoler ?

“L’Enfer, c’est les autres.” – Sartre –

Altérée

Je suis cet homme qui attend seul à la terrasse d’un bar en pianotant sur son téléphone. Je suis arrivé en avance pour choisir la table où nous passerons quelques heures dans l’après-midi, je profite de ce temps pour regarder les passants et consulter la météo. J’aime bien arriver le premier, je suis sûr de ne pas avoir à m’excuser pour mon retard, à m’enquérir du temps d’attente des personnes que je rejoins, à décider si je dis bonjour à chacun ou si je me contente d’un salut groupé. J’ai tout mon temps, je laisse ce genre de considérations aux éternels retardataires.

Je suis cette dame âgée qui prend mille précautions pour descendre d’un trottoir. Ma cheville est fragile, ma cane glisse sur le sol, particulièrement sur les bandes blanches des passages piétons. Mon mari est tombé l’hiver dernier en allant au marché, il nous a fallu vingt minutes à nous deux pour le relever dans la rue déserte. Depuis, il ne sort plus, je regroupe et limite mes déplacements et j’ai peur de chaque obstacle sur mon chemin.

Je suis cet infirmier qui se lève aux aurores pour éviter l’hospitalisation à ses patients. Plus les soins sont effectués tôt à leur domicile, plus ils profitent de leur journée et vaquent à leurs occupations. Certains n’ont rien dit à leurs proches et poursuivent une vie normale grâce à mes horaires élastiques. C’est important et ça vaut le coup de régler le réveil sur cinq heures, même  en période estivale.

Je suis ce chat qui paresse sur le fauteuil, roulé en boule dans le soleil de fin d’après midi. J’ai passé le gros de ma journée à dormir, à me frotter aux murs, à guetter les oiseaux sur le mur d’enceinte en claquant des dents de frustration derrière la baie vitrée. Je ronronne de bonheur quand je suis réveillé par des mains qui pressent ma tête et caressent mon cou à la perfection, résultat d’années de dressage à coups de griffes, de regards dédaigneux et de sorties théâtrales en cas de mauvaise manipulation. Pour me dégourdir les pattes, je vais demander à mon humaine de me lancer des croquettes une par une, je courrai après et les chasserai, elle sera impressionnée par mon talent et recommencera pour épater ses congénères.

Je suis cette caissière fatiguée qui compte les jours avant la fin de la saison et le départ des touristes. Ébahie par la bêtise humaine qui se répète inlassablement et paradoxalement se renouvelle sans cesse, dégoûtée du mépris et du manque de respect le plus élémentaire de mes contemporains, je m’évade en faisant de ma vie un théâtre. Je sublime les vacheries quotidiennes pour éviter de me noyer sous leur nombre et leur mesquinerie, j’essaie de surfer sur cet océan dérisoire pour ne pas sombrer dans le cynisme le plus noir.

Ils existent quelque part. Statistiquement, c’est obligé. Quelqu’un, quelque part, a vécu mes mises en scène, pensé mes mots. Quelqu’un de réel. De plus complexe que ces modestes descriptions, bien sûr, mais qui aurait ressenti ne serait-ce qu’un instant ce que j’ai écrit. Si moi, je peux décrire leurs sensations, leurs émotions, si j’arrive à les ressentir en fermant les yeux, qui me dit que je ne suis pas eux, au moins un peu ?

Le temps des pépins ?

Imaginez de la pluie. Celle que vous voulez, du moment qu’elle finisse par vous tremper jusqu’aux os et foutre en l’air votre brushing. Une belle averse d’été qui vous surprend en terrasse et dilue votre bière. Un petit crachin qui fait mine de rien parce qu’il sait qu’il vous aura à l’usure. La morne pluie d’automne qui vous garde sagement derrière vos fenêtres et vous recroqueville pour les cent mètres qu’il vous reste à parcourir avant d’entrer dans le tabac. Figurez vous cette pluie jusqu’à sentir la peau des poignets collante et l’odeur de laine humide.

Et maintenant, imaginez que vous allez devoir marcher un kilomètre ou deux ou dix sous cette pluie, juste assez pour penser que c’est trop et que vous voulez troquer dix jours de vacances contre une serviette chauffée, même si par le plus pur hasard vous adorez marcher sous la pluie, surtout l’été. Évidemment, vous n’avez pas de parapluie. Pas de gros manteau imperméable et chaud et respirant avec super capuche. Et, parce que ça se termine toujours comme ça, vos chaussures prennent l’eau.

Je vous sens un poil découragés au bout du troisième kilomètre, d’autant que les nuages restent bien noirs et qu’un petit vent s’est levé. Alors, pour vous aider, disons qu’au moment où l’eau commence à vous dégouliner sur la nuque (alors qu’il vous reste encore un bout de chemin, courage !), vous croisez un mystérieux inconnu (qui n’a ni parapluie ni véhicule ni aucune autre raison d’être là que de servir ma narration). Et cet inconnu, pour des raisons très mystérieuses et assez urgentes, va vous remettre quelque chose que vous allez emporter avec vous jusqu’à votre destination.

Vous avez le droit de choisir ce qu’il vous confie, pourvu que ça ait beaucoup de valeur à vos yeux et que ça ne rentre pas dans vos poches, comme par exemple le manuscrit d’un auteur mort récemment, un chiot orphelin à peine sevré, l’unique exemplaire d’une aquarelle faite par un ami, tous vos résumés de cours de médecine alors que le concours est dans un mois, un sachet de thé ramené exprès pour vous de Chine, une baguette de pain, un vinyle dédicacé de Gainsbourg ou l’intégralité des lettres échangées par vos grands-parents pendant la guerre.

Et maintenant, marchez encore au moins une demi-heure avant de vous mettre enfin à l’abri. Avez-vous senti la pluie finir par imbiber votre manteau et votre pull au niveau des épaules ? Entendez-vous encore le splotch produit par l’eau entre vos orteils lorsque vous posez le pied droit au sol ? Sentez-vous les mèches de cheveux qui se collent au visage et glissent dans le cou ? Avez-vous trouvé le temps si long, finalement, une fois que vous étiez responsable de votre trésor ? Non, ne me remerciez pas. Mais pensez-y à la prochaine averse : si c’est vous le parapluie, alors, tout ira mieux !

Lecteur d’ailleurs

Le casque vissé aux oreilles, le son au maximum tolérable par mes oreilles plus toutes jeunes, je me protège de l’agitation ambiante à grands coups de musiques-doudous. Les yeux scotchés à un livre dévorent avidement les chapitres et m’emportent loin des trains de banlieues, des correspondances, des métros bondés.

La playlist aléatoire me propose une chanson qui me ramène quinze ans en arrière. Je me retrouve adolescente, revenant de la plage en jupe et les Doc’s aux pieds. Un instant plus tard, je me revois écouter frénétiquement la même chanson le jour où j’ai appris la mort du chanteur. Puis le cœur sautille quand la chanson suivante me rappelle pêle-mêle le mariage d’amis proches et d’excellents trajets sur la route des vacances. Je replonge dans mon livre, sourire aux lèvres puis ralentis brusquement vingt minutes plus tard. Je me sens revivre la deuxième écoute de la chanson qui passe, il y a à peine quelques semaines, déjà grâce à ce casque à l’acoustique extra, en sortant du cinéma sous un ciel étoilé et en marchant à contre-courant d’une petite foule pendant quelques instants. Puis je me revois l’entendre pour la première fois à la radio et tout arrêter pour l’écouter et la retrouver. Involontairement, je suis à deux doigts de pleurer sur un autre morceau : trop de souvenirs d’enfance y sont associés qui s’emmêlent tandis que le train arrive en gare. Alors que je marche d’un bon pas pour rentrer chez moi, le visage d’un ex s’impose en écoutant un groupe qu’il m’avait fait découvrir. Je nous revois danser sur une chanson, je me rappelle d’un concert où j’ai finalement vu le groupe en question et leur interprétation magistrale de la chanson qui passe.

Je suis arrivée, j’éteins mon lecteur MP3 et referme mon livre, en n’oubliant pas de les remercier de m’avoir fait voyager dans le temps et l’espace et d’avoir si bien allégé mes deux heures de transports routiniers.

L’enlèvement de Morphée.

Rendez moi mon sommeil. Arrêtez de vous inviter l’un après l’autre sous mes paupières, à me reprocher encore et encore tout ce à côté de quoi je suis passée aujourd’hui, hier et les semaines précédentes. Arrêtez de me suggérer de fausse solutions qui ne semblent bonnes qu’entre minuit et cinq heures du matin. Cessez de me tracasser, je me dois d’être en forme demain à six heures.

Dès que mes paupières sont closes, je vois vos visages, je vous entends, je repasse le film de la journée et j’essaie de mieux faire. Mais je ne peux pas remonter le temps. Je n’ai pas de deuxième chance, seulement une marée de regrets qui viennent s’échouer et me noyer dans la nuit. Inéluctablement, je revois chaque erreur commise et j’ai envie de me terrer dans un trou jusqu’à la fin de l’année ou de me taper la tête contre un mur. J’ai du mal à me rappeler que je suis une adulte responsable. L’ai-je été aujourd’hui ?

Arrêtez s’il vous plait de guetter le moment où je pourrais glisser dans le sommeil pour éclater encore une fois en sanglots, vous insulter ou faire une crise de tétanie. Ne vous étalez pas de minute en minute pour réduire à néant les pensées qui pourraient positiver cette journée, cette semaine, cette année. Ne tabassez pas le marchand de sable, il n’y est pour rien. On pourrait régler nos différends en plein jour et face à face, plutôt que sournoisement dans ma tête à 1h du mat’, non ?

Dans la fausse lucidité de l’insomnie, je reprends le fil de chaque infime décision, qui, toutes ensemble, ont rendu cette journée quasi-catastrophique. Je me vois précisément emprunter systématiquement la mauvaise route à chaque croisement. Et les paupières se rouvrent en grand pour contempler le plafond. Les tours et détours dans le lit ne servent qu’à empirer l’impression de désastre. La tête me tourne, les heures s’écoulent et me manquent déjà en prévision de demain matin.

Et vous les mots, restez tranquilles. Il ne sert à rien de se bousculer, vous ne faites que mélanger les textes auxquels vous voulez donner vie. En tourbillons dans la nuit, vous me faites miroiter une compensation littéraire aux idées noires. Aussitôt la lumière allumée et le clavier au bout des doigts, vous ne valez plus rien, vous vous cachez, vous devenez banals et vains. Et vous grignotez encore un peu plus ma nuit en tentant de la rattraper. À trop vous avoir délaissés ces temps-ci, il faut croire que vous vous vengez.

Et voilà qu’il me reste à peine autant de temps à dormir que de temps de transports dans la journée de demain.