Présentations

Je suis hétérosexuelle (enfin je crois. Pour l’instant en tous cas, c’est un homme que j’aime). Vous vous en fichez pas mal, hein ? Je suis également docteur, j’espère être prof bientôt, j’ai présidé un club de théâtre amateur, j’aime danser, je fais une moussaka d’enfer (de manière très objective, évidemment), j’adore mon vélo pliant et j’ai deux chats. Je ne sais pas si ça vous passionne plus, mais de manière générale, ça ouvre tout de suite plus de sujets de conversation. Je n’en reste pas moins hétérosexuelle. Mais c’est une manière plutôt incongrue de se présenter, non ? Ça ressemble furieusement à une non-information.

Alors quoi ? Que l’on remplace hétéro par n’importe quel préfixe et voilà que le mot devient une identité à part entière. Pas une parcelle d’un être complexe, non. On réduit carrément une personne à un adjectif, comme ça, parce que c’est plus simple. Comme si à partir de maintenant, je n’étais plus que chocovore. Certes, en ce moment, ça résume plutôt bien ma vie. Mais bon, ce serait également assez incongru de remplir un profil de site de rencontre avec cette seule information. Sauf si je cherche des fétichistes. Et encore.

D’ailleurs souvent, le préfixe devient le mot, histoire de se rétrécir encore les idées. Il est homo. Elle est bi. Et j’en passe. Qui ça intéresse ? Trop de monde encore. Non pas que je ne veuille rien savoir des orientations de mes amis. Si ce sont mes amis, je m’intéresse un minimum à leur vie (et je note d’ailleurs que deux de mes amis n’aiment pas le chocolat. C’est bien plus important pour moi de savoir ça qu’avec qui ils aimeraient coucher ou pas, rapport aux gâteaux que je fais quand je les invite). Non qu’ils n’aient pas le droit de les revendiquer. À l’heure actuelle, ce qui me désole, c’est qu’il y ait besoin de les revendiquer. Et que connaître les préférences actuelles non formatées de mes contemporains, au choix les condamne sans chercher plus loin ou leur donne une immunité de droit dans le débat. Comme si on ne trouvait pas chez tout le monde aussi bien des gens supers que des gros cons.

Moi, y a pas à dire, je préfère qu’on me traite de connasse pour mes idées, mon caractère ou mes actions plutôt que pour mes goûts. Au moins, on peut en débattre. Même si c’est pas conseillé avec moi, parait que je suis bornée.

La plus belle chose du monde

Dans la douleur et l’épuisement, tu viens de “donner la vie” me dis-tu, les larmes aux yeux. Larmes de joie, bien sûr, rien à voir avec une quelconque épisiotomie ou une chute d’hormones. Et c’est, selon toi, la plus belle chose du monde.

Alors pour commencer, tu n’as rien donné du tout. Tu n’as pas créé une vie. Elle se transmet toute seule la vie. Bien sûr, tu as nourri un petit paquet de cellules bien accroché et lui a permis de se développer jusqu’à devenir un petit d’Homme. Mais il ne te doit rien pour ça, ne l’oublie pas. Jamais.

Revenons à la plus belle chose du monde. Ce moment où, après neuf mois à te voir enfler, à ne plus contrôler ce corps que tu croyais connaître, te voilà partie pour un travail impossible à remettre à plus tard et ô combien difficile. Ce moment où, après en avoir tant bavé et tant chié, tu reçois un petit bout sanguinolent, et si possible gigotant et s’époumonant, sur la poitrine, avant qu’on ne te le reprenne pour le certifier conforme. Je te l’accorde, ce doit être très beau, très fort à vivre. Un effort aussi intense enfin récompensé se doit d’être jouissif, exceptionnel. Les endorphines sont là pour ça.

Mais la plus belle chose du monde, sérieusement ? À quoi ça sert de “faire des enfants” alors si accoucher est la plus belle chose du monde ? À profiter d’un maximum d’énergie potentielle avant que les possibles ne se resserrent inéluctablement ? À avoir des bébés, un amour “inconditionnel” (ah ah ah), et puis se plaindre qu’ils marchent déjà, que ça passe trop vite, qu’ils sont ingrats et qu’il faudrait les garder dépendants petits le plus longtemps possible ?

Moi qui croyais que le côté formidable de la parentalité c’était de guider du mieux possible un être naïf sur le chemin de la vie. Que c’était de lui donner quelques cartes pour qu’il comprenne un peu comment ça marche par chez nous et qu’il regarde où il pose ses petits petons. Que c’était de le nourrir quotidiennement d’émerveillement, de réflexion, d’esprit critique, de graines d’imaginaire et d’arroser le tout de litres de curiosité. Que c’était de cultiver inlassablement sa soif de vivre et de l’inciter à se construire lui-même, à partir des briques qu’il aura choisies parmi toutes celles qu’on aura laissées subtilement à sa disposition.

J’ai dû me tromper alors. Il faut croire que c’est à la portée des premiers venus de rajouter au monde une bouche à nourrir, de mélanger leurs fluides et leurs gènes en espérant qu’en sorte quelque chose de beau. Jusque là, pas besoin de permis ni même de test d’aptitude, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter. Mais bon, pour la suite, ça se corse un peu, non ? Et la plus belle chose du monde serait finalement étirée, diluée dans les années qui suivent, minutes fugaces entrecoupées de couches, de devoirs, de pleurs, d’urgences, d’insomnies, de caprices, de punitions, de routine abrutissante pour toi mais plus que rassurante pour eux…

Les dissociées

D’une main tremblante, elle s’empare du micro, puis se lance, la voix hésitante. À peine a-t-elle commencé à parler que j’ai déjà perdu le fil, absorbée dans mes pensées. Après tout, je connais par cœur tout ce qu’elle va dire.

… professeurs qui avaient le sens de la formulation et qui ont pavé ma route de panneaux “toutes directions”.

Déjà la fin, je fais un effort pour me concentrer, il ne faudra pas que je rate les applaudissements, ça se remarquerait.

Et finalement, merci à la moi de vingt ans d’avoir si bien travaillé dans cette vie d’ivresse et d’insouciance ; merci d’avoir prémâché mon travail d’aujourd’hui, sans avoir la moindre idée à l’époque de combien ça compterait pour moi maintenant ; merci d’avoir été cette fille pas studieuse pour un sou mais assez sérieuse dans ses choix. Merci au passage à la moi d’il y a deux heures et dix minutes d’avoir posé ses toutes dernières idées par écrit pour que je les retrouve facilement ce soir devant vous. C’est bon de pouvoir compter sur vous.

Tiens, celle-là, je ne m’y attendais pas, on dirait que c’est sorti tout seul. Pas mal, comme idée. Il faudra que je la note, merci d’y avoir pensé. Il n’y a pas de quoi, ça me fait plaisir de nous être utile…

Le tunnel

“Faites de votre mieux, dans tous les cas, vous ne pourrez pas tout maîtriser”

Et si je n’arrive pas, moi, à faire de mon mieux ? Si je me connais assez pour savoir que “mon mieux”, je ne peux pas le tenir sur un an, que c’est trop me demander ? Et si je sais pertinemment que tout ce que je peux faire ce ne sera pas encore assez, au regard de mes propres exigences ? Mais que quand même, je pourrais bien en faire un poil plus que maintenant ? C’est quoi un poil, au final ?

“Faire de son mieux”, quelle malédiction ! Pire encore que celle d’avoir une vie passionnante… Sur quelle échelle objective “faire de mon mieux” se situe-il ? Avant ou après le stress qui me réveille à 4h et me laisse me rendormir cinq minutes avant que le réveil sonne ? Avant ou après les semaines d’isolement pour avoir une chance de me concentrer un peu ? Avant ou après avoir épuré ma chambre de toute distraction pour finalement me coucher à 22h parce que les tartines de texte écrites en 8, ça m’épuise ? À combien de nuits bien grignotées pour potasser ? Ça suffit, deux, ou c’est pas encore “mon mieux” ? Avant ou après l’eczéma entre les doigts, sur les coudes, les chevilles ? Avant ou après l’engloutissement quotidien d’une tablette de chocolat, même pas pour le goût, juste pour l’éphémère apaisement ? À quelle couleur de cernes, à combien de cheveux blancs ? Avant ou après la culpabilité sourde à chaque minute passée à glander ? Richter, si tu pouvais m’aider un peu, ce serait pas de refus… Tu le situes où, toi, “fais de ton mieux”, sur ton échelle ?

Alors, comme ça, je pourrais rater si près du but parce que j’ai vu le dernier film de Ben Stiller (mais  raté le dernier Miyasaki), cherché une musique sur internet (et créé trois playlists dans la foulée), découvert un blog, lu un énième article féministe/écologiste/politique ou épluché les informations ? Parce que j’ai profité d’un matin câlin, d’un repas de famille ou d’une soirée entre amis, joué avec mes chats et regardé pousser mes plantes ?

Et même si je fais vraiment de “mon mieux” (au pire, ça ne mange pas de pain de le dire), je pourrais rater quand même, non ? Pas de réussite assurée, c’est pas “agrégée ou remboursée”, cette année… Juste moi qui évaluerai à postériori tout ce que je n’ai pas assez fait pour assurer mon succès, tous les instants à côté desquels j’aurais dû passer pour imbiber quelques gouttes de savoir en plus dans mon cerveau éponge ? Alors même que je sais que je ne retiens que ce qui m’intéresse (et surtout pas les formules, gentiment consignées dans les bouquins de référence), je serais capable dans six mois de m’en vouloir pour une vidéo de bébé panda ou une grasse mat’ de trop.

“Détendez-vous, ça ne sert à rien de bosser comme des fous si vous craquez au dernier moment.”

Oui, mais se détendre, c’est justement réussir à oublier que le travail s’entasse. C’est accepter que chaque heure passée sans travailler, c’est une notion de plus qui ne sera pas maîtrisée, c’est laisser passer sciemment une chance d’approfondir un point problématique, c’est assumer pleinement que ce mécanisme, non, on ne le connaîtra pas le jour J.

Je crois que finalement, c’est bien le plus dur à apprendre, cette année. Se détendre. S’insoucier. Se dé-soucier, même. Quand ça a coulé de source pendant plus d’une décennie parce que sans conséquence aucune, quand ça devient un enjeu, tout d’un coup, je ne sais plus faire. Alors je regarde le temps passer. Bientôt, de toute façon, tout ça sera derrière moi. Il me suffit d’attendre. Et de faire de mon mieux.

Un homme, un vrai

On le sait tous, un homme, un vrai, ça ne pleure pas, ça pisse debout, ça n’a pas peur, ça gagne sa vie (et celle de son foyer), ça n’est jamais hystérique (d’ailleurs, ça ne peut pas, hystérique vient directement du mot “utérus”), c’est fier de mourir au combat, ça aime le pouvoir, ça collectionne les aventures (et  ça assure au lit, c’est évident), ça ne passe pas plus de dix minutes dans la salle de bain mais c’est toujours présentable, peu importe la tenue, ça réagit au quart de tour pour venger sa femme sa mère sa sœur sa fille d’une parole en l’air ou d’un regard déplacé, ça a une autorité naturelle et ça sait se faire respecter. Parce que précisément c’est un homme, un vrai, et que ça se voit. Et qu’au besoin, ça le montre par quelques taloches bien senties.

Alors tant pis pour ceux qui n’envisagent pas le monde comme un rapport de force dont ils ne peuvent être que les gagnants. Tant pis pour ceux qui  préféreraient se mettre en jupe, tout simplement parce que c’est plus agréable à porter en été. Tant pis pour ceux qui espéraient prendre un congé parental, ou juste partir plus tôt du travail (parce que la nounou n’attend pas ou que l’école a appelé en plein après-midi), pour profiter de leurs enfants tant qu’ils sont petits, qui n’ont pas envie d’attendre la puberté et les “vrais problèmes” pour jouer pleinement leur rôle de père. Tant pis pour ceux qui donnent du sens à leur vie sans amasser fortune et sans écraser leurs prochains. Tant pis pour ceux qui préfèrent passer leur chemin ou changer de trottoir plutôt que d’envenimer la situation. Tant pis pour les faibles qui assumeraient très bien leur état s’ils n’étaient pas persécutés par des brutes épaisses ou des beaufs finis qui ne cessent de rabâcher que le monde ne peut être dirigé que par des hommes, des vrais. Pas par des femmes (sauf si elles ont “des couilles”, alors on les respecte, bien sûr). Et encore moins par des femmelettes. Parce qu’au moins, une femme, ça a une excuse, vu que c’est biologiquement inférieur ; on ne peut pas attendre d’elle tout ce qui fait un homme, un vrai.