Le temps change

“…épicerie à côté ?”

J’essaie de détourner mon attention de l’évier qui goutte, chaque ploc me distrayant du tic-tac routinier de l’horloge. Je focalise mon attention sur mon neveu, arrivé il y a quelques minutes. Mon visage doit trahir ma dissipation puisqu’il répète sa question, plus fort et plus lentement : “Il n’y a plus d’épicerie à côté ?”. Je soupire et, alors qu’il va pour se répéter une nouvelle fois, je lui réponds que tout a changé depuis qu’il venait ici petit. Il poursuit son inventaire, s’adressant à sa fille pour lui évoquer un temps que, du haut de ses 30 ans, elle n’a pas connu : “…sur la place que tu vois par la fenêtre, avant, il y avait des abreuvoirs, et tous les troupeaux s’entassaient en fin de journée…”, “…j’ai pris le goût du bricolage en jouant dans l’atelier du voisin, au bout de la rue, entre les copeaux de bois et les chutes de plastique…”, “…Mme Jacquet, c’était la meilleure amie de ma mère, elle était institutrice au village”. J’entends ses anecdotes mais je n’ai pas le temps d’y réagir. Il enchaîne ses souvenirs, perles de nostalgie qu’il associe pour retrouver un peu de jeunesse. Chacune de ses phrases me pique le cœur comme autant de banderilles, fantômes du passé que j’ai vu disparaitre un à un. Le village se meurt peu à peu, même les anglais qui le rachètent maison après maison ne peuvent le ranimer.

D’un coup, tout s’accélère. Tandis que je reste assise sur mon fauteuil, la petite se lève et propose un verre d’eau pour tout le monde. Lui me tend un paquet de gâteaux entamés en me demandant comment va sa cousine. Je commence par lui répondre qu’elle va bien, je fais une pause avant d’approfondir mais déjà une nouvelle question sur une autre connaissance a fusé. Il saute du coq à l’âne et mes mots n’ont même pas le temps de se former qu’il est parti ailleurs. Il semble accepter mes réponses laconiques comme étant complètes, il ne voit pas que je cherche à développer. De guerre lasse, j’accepte le biscuit qu’il me tient encore et me saisis du verre d’eau posé devant moi.

Durant ce bref répit que j’essaie de faire durer, j’observe sa fille attentivement. Elle ressemble tellement à sa mère au même âge ! Je me mords la langue pour ne pas lui en faire la remarque ; déjà leurs prénoms se télescopent dans ma tête. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas écouté la question qu’on me pose. D’un geste, je montre mon oreille et demande de parler plus fort, mais déjà, ils se répondent mutuellement, le père et la fille, sans m’inclure davantage. Ils se coupent la parole, enchaînent les idées sans logique apparente, j’ai un mal fou à les suivre. Ils laissent leurs phrases en suspens et quand je parviens enfin à combler les vides, c’est un autre sujet qui les occupe. Ce tourbillon de vie, bruyante, rapide, m’épuise et lacère ma routine anesthésiante. Voilà qu’ils me demandent comment je vais, et je ne peux plus faire semblant. J’évoque d’une voix ferme mon malaise, ma chute dans le couloir, puis les mouvements limités, les aides à domicile, les repas au micro-ondes. Je soutiens leur regard en mentionnant les couches et mon incapacité à m’habiller seule. Il me restera cette fierté : je n’ai pas honte de vieillir ; et si mon corps me trahit, mon caractère est intact. S’ils veulent vraiment savoir, je ne leur cache rien. Je parle longuement, à phrases courtes que je mets quelques minutes à dérouler. Les mots sortent à leur propre débit que je ne peux accélérer, mais mes yeux plantés dans les leurs les informent que je n’ai pas encore fini. Quand la fatigue me gagne, je laisse la conversation s’éteindre d’elle-même.

L’heure a tourné, ils ont de la route, j’attends mon aide à domicile. Ils s’en vont. C’est d’une voix douce qu’au moment du départ je glisse à la petite “si j’avais su, je serais restée allongée dans le couloir, tu sais. Je n’aurais pas appelé à l’aide”. Elle me regarde avec franchise puis me répond tout bas, en guise d’adieux, “je comprends”. Je les raccompagne au garage en silence puis je fais signe à son père de s’approcher et je lui dis, enfin, à quel point je suis contente de les avoir revus.

La fabrique à cyniques

Prenez quelqu’un de volontaire, un peu sensible, un peu naïf, qui croit au libre arbitre et refuse la médiocrité. Une graine d’idéaliste. Puis, méthodiquement, minez, sapez ses fondations. Pire, érodez régulièrement son enthousiasme par une brise d’indifférence. Une mer d’immuabilité. Moquez le quand il doute. Montrez lui la vanité de ses actes. Son impuissance. Mais tenez le quand même pour responsable de ses échecs. Faites monter la pression, laissez mariner. Vous obtiendrez un cynique. Résultats garantis à plus ou moins brève échéance, selon la ténacité du sujet.

La fin d’un monde

La lumière ne s’est pas allumée aujourd’hui. À peine avons-nous pu observer un éclaircissement blafard de l’eau, qui nous a fait pensé que le soleil s’était levé. Nous avons attendu en vain que tombent les petites proies que nous chassons, quand la lumière s’allume et juste avant qu’elle ne s’éteigne.

Nous avions appris à nous repérer dans ce nouveau monde. Nous avons changé plusieurs fois d’univers, tous les trois, depuis notre éclosion. Nous avons perdu de nombreux frères, de nombreux camarades rencontrés au hasard des enlèvements successifs. Mais depuis quelques mois, un quatrième nous avait rejoint et nous étions restés ensemble dans cet espace ma foi plutôt agréable. Nous avions appris à le décoder. D’abord l’aube grisâtre, qui peine à percer jusqu’à nous, puis la lumière vive qui nous permet de voir à merveille, la chasse, puis un long temps sans perturbation, fait de nage, de jeux, de recherches assidues dans les graviers. De nouveau la chasse, puis la lumière qui s’éteint, mais une autre la relaie, plus loin de nous, qui éclaire les bordures de l’univers. À ce moment là, nous observons les mouvements désordonnés d’étranges créatures. Puis la nuit est noire, nous pouvons dormir.

Le même cycle s’est répété tous les jours pendant trois mois. Aujourd’hui pourtant, la lumière ne s’est pas allumée. Nous n’avons pas chassé. Nous avons fouillé le sol, sucé les plantes toute la journée pour trouver de quoi subsister. Nous avons léché les algues, déraciné des tiges pour ne manquer de rien si la situation devait durer. Nous avons tenu conseil, dans la pénombre. Le bord du monde non plus ne s’est pas éclairé. Peut être sommes nous livrés à nous mêmes dans un monde sans lumière et sans proie, mais il nous semble avoir vu des ombres bouger.

 Tout à coup, c’est la panique ! Des chocs résonnent sur les parois de notre monde. Un être maléfique a surgi de la bordure et tape, avec une longue excroissance qui semble prévue à cet effet, sur notre monde. Comme s’il voulait l’ouvrir et nous attraper. Comme s’il nous voyait. Nous nous précipitons derrière un bosquet de plantes, et restons immobiles pendant des heures, ressentant l’écho et les vibrations de chaque attentat contre notre univers. Enfin, aussi soudainement que le monstre a surgi, la lumière du bord du monde s’allume, l’être maléfique disparaît dans un tourbillon orangé.

De très nombreuses proies s’agitent à la surface de l’eau, la lumière s’est rallumée. Il s’agit peut-être d’un piège. Dans le doute, nous attendrons la nuit noire pour les chasser, à l’aveugle, certes, mais elles n’ont nulle part où se cacher, non ?

Le rêve du vent

Après avoir soufflé le long des côtes en éparpillant les embruns, je me roule en boule et tourne sur moi-même, version tornade de pleine mer. Je rêve de pouvoir entrer dans cette eau que je n’arrive pas à percer. Voir ces créatures magnifiques que je ne fais qu’apercevoir au hasard d’un saut ou d’une vague gigantesque. Essayer de toucher le fond de l’Océan, visiter les abysses. Mais je ne peux pas. Toujours la surface me bloque et m’oppose un mur d’eau, souple, élastique, infranchissable. Je peux jouer, pour sûr, à décoller des vaguelettes, à asperger les marins, à retourner les bateaux. Mais le fait est qu’eux peuvent toucher ce fond marin, moi non. Je peux couler toutes sortes d’engins, jamais je n’arrive à m’engouffrer dans la brèche qu’ils ouvrent et à visiter le plancher. Je ne sais pas jusqu’où va l’eau. Je ne sais même pas ce qu’il y a dessous. Aussi bien, ce pourrait n’être que de l’eau. Sans fond.

Je roule et roule et tourne sur moi-même, je veux siphonner cet Océan qui me résiste. Peut être qu’en partant de la plage, en me concentrant pour ne pas perdre le fil, je pourrai m’enfoncer et voir. Je vais essayer. Je retourne vers la côte. Plus je tourne, plus je grandis. Sous moi, je vois l’eau se creuser en cercle. Plus vite. Plus fort. Soutenir l’effort. Creuser, encore un peu plus. La plage est là, je prends de l’élan dans la plaine puis je prends le chemin inverse. Ça marche ! Je vois un couloir asséché qui part de la plage. J’ai ouvert l’eau ! Le sol est vallonné, bancs de sable et récifs. C’est beau ! Les poissons volent autour de moi, les algues sont projetées, les oiseaux happés se fracassent dans les parois liquides que j’arrive à maintenir. J’exulte.

Puis tout s’effondre. L’eau cascade et me cache ses trésors, encore une fois. De dépit, je me disperse, j’effleure à peine la surface sur des kilomètres carrés, en attendant de trouver une autre idée.

Peau neuve

Ça gratouille sous la carapace. Fourmillements incessants, des travaux sont en cours. Nous vous remercions de votre compréhension et vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée. Les mouvements sont hachés, robotiques, pour ne pas déranger la reconstruction, pour éviter de lever le voile trop tôt sur l’œuvre inachevée. Ça s’active là dessous, on devine la hâte des ouvriers à consolider l’édifice, mais sans précipitations pour autant. Un genou bâclé et c’est l’organisme entier qui va en pâtir.

Lorsqu’enfin, après des semaines d’attente plus ou moins patiente, la croûte tombe sous les doigts qui la triturent, le spectacle est réjouissant. Une peau toute neuve émerge, souple, élastique, lisse et douce. Un brin palote en cette fin d’été, mais tellement fonctionnelle ! Prière d’en prendre le plus grand soin, les matériaux sont conçus pour durer sept ans, avant le prochain renouvellement qui se fera par étapes successives et discrètes.